De la cuisine réunionnaise au patrimoine vivant : passer du “quotidien” à l’exceptionnel ?

28 novembre 2025

: 31 minutes

Introduction

La cuisine réunionnaise, longtemps cantonnée à la sphère familiale et au registre du « cari du quotidien », recèle un patrimoine culinaire métissé d’une grande richesse. L’enjeu actuel est de l’élever au rang d’une gastronomie d’exception, reconnue comme un patrimoine culturel vivant à part entière et capable de rayonner au-delà de l’île. Une telle valorisation doit croiser plusieurs dimensions : la préservation culturelle d’un héritage culinaire identitaire, son potentiel de développement économique et touristique, et l’appui de politiques publiques volontaristes (formation, structuration de filières, labels, circuits courts). Malgré sa diversité et sa popularité locale, la gastronomie créole de La Réunion souffre encore d’une reconnaissance insuffisante de la part des institutions et des professionnels, peinant à s’inscrire dans le récit gastronomique national. Par conséquent, la mission consiste à identifier les leviers permettant de faire de la cuisine réunionnaise un véritable atout patrimonial et un vecteur d’attractivité, à l’image d’autres cuisines régionales ou nationales qui ont su obtenir une reconnaissance mondiale.

Cette thèse stratégique propose d’abord un regard comparatif sur des modèles internationaux de valorisation gastronomique – du Japon au Pérou en passant par des territoires comme la Martinique ou la Corse – afin d’en dégager des enseignements. Elle dresse ensuite un état des lieux de la situation à La Réunion, entre pratiques culinaires actuelles, freins à la reconnaissance et atouts endogènes. Enfin, elle analyse les leviers d’action publics envisageables pour structurer une gastronomie réunionnaise territorialisée et durable. L’objectif final est de formuler des préconisations concrètes pour une politique publique réunionnaise de la gastronomie, permettant de passer « de la cuisine du quotidien à la gastronomie d’exception ».

Modèles internationaux de valorisation gastronomique

Patrimonialisation et diplomatie culinaire : l’exemple du Japon et du Pérou

Au niveau international, plusieurs nations ont élevé leur art culinaire au rang de patrimoine à préserver et à promouvoir. Le Japon est emblématique avec l’inscription en 2013 du washoku (la cuisine traditionnelle japonaise) au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Cette reconnaissance, portée par le gouvernement japonais, visait un double objectif : protéger et transmettre un héritage culinaire menacé par la modernisation, et diffuser à l’étranger une meilleure compréhension de cette culture gastronomique. Le washoku, cinquième tradition culinaire mondiale inscrite à l’UNESCO (après, entre autres, la gastronomie française et la cuisine mexicaine) se caractérise par le respect saisonnier des ingrédients, l’équilibre nutritionnel (« une soupe, trois plats ») et une forte dimension esthétique et sociale. Son inscription a été motivée par la crainte de voir la jeune génération se détourner des pratiques culinaires ancestrales et par la volonté de renforcer la fierté nationale autour d’un patrimoine vivant, tout en le rendant plus visible sur la scène internationale. Le cas japonais illustre comment la patrimonialisation officielle d’une cuisine peut servir autant la sauvegarde identitaire interne que le rayonnement externe d’une culture gastronomique.

De son côté, le Pérou a mené en deux décennies une véritable « révolution gastronomique ». Longtemps éclipsée, la cuisine péruvienne a été redécouverte comme facteur d’identité nationale et de développement. En 2007, l’État péruvien a officiellement élevé la gastronomie du pays au rang de patrimoine culturel de la nation, acte fondateur qui a entériné un engouement populaire grandissant. Dans les années 2000, les Péruviens ont commencé à célébrer leurs chefs comme des artistes et à revendiquer leur cuisine nationale, perçue comme un puissant repère identitaire commun dans une société très diverse. Ce mouvement, porté par des figures médiatiques de chefs et une nouvelle fierté autour des produits locaux andins ou amazoniens, a incité le gouvernement à prendre des initiatives supplémentaires. Après le succès de l’inscription par d’autres pays de leurs traditions culinaires à l’UNESCO en 2010 (France, Mexique, diète méditerranéenne), le Pérou a déposé en 2011 sa propre candidature pour faire reconnaître des éléments de son alimentation traditionnelle au patrimoine immatériel. Parallèlement, le pays a mis en place une stratégie de diplomatie gastronomique et de marketing territorial : cinq fois désigné « meilleure destination culinaire au monde » aux World Travel Awards dans les années 2010, le Pérou a fait de sa cuisine un pilier de son attractivité touristique. Ce succès repose sur un partenariat public-privé étroit impliquant l’État, les chefs et les filières agricoles, afin de valoriser l’ensemble de la chaîne alimentaire. L’organisme public PromPerú, dédié à la promotion du tourisme et des exportations, a explicitement pour mission de consolider la cuisine péruvienne dans le monde. Des programmes ont été lancés pour former une nouvelle génération de cuisiniers (la “Generación con Causa” réunissant de jeunes chefs de tout le pays) afin de maintenir les traditions culinaires tout en innovant, gage de pérennité et de créativité pour continuer à surprendre le monde avec des saveurs péruviennes originales. L’expérience péruvienne montre qu’une cuisine peut devenir un levier économique et diplomatique majeur lorsque l’État la reconnaît officiellement, la promeut activement à l’international et investit dans la formation et le tourisme gastronomique.

Valorisation des patrimoines culinaires régionaux : Martinique, Corse et autres exemples

À une autre échelle, des territoires insulaires ou régionaux ont également entrepris de faire de leur gastronomie un atout patrimonial et économique. La Martinique, région ultrapériphérique française, s’est illustrée par la protection de son produit emblématique, le rhum agricole, qui a obtenu dès 1996 une Appellation d’origine contrôlée (AOC) – une première mondiale pour un spiritueux d’outre-mer. Cette AOC, fruit de plus de vingt ans d’efforts, garantit la typicité du rhum martiniquais (issu du pur jus de canne) et protège son nom contre les imitations, consacrant un savoir-faire séculaire local. Elle a également eu pour effet de faire de la canne à sucre un symbole de qualité et de fierté, incitant les producteurs à miser sur la qualité et l’authenticité pour se différencier des rhums industriels voisins. Grâce à cette démarche, le rhum martiniquais s’est imposé sur les marchés internationaux comme un produit de terroir haut de gamme, tout en conservant ses ancrages culturels. Plus largement, les Antilles françaises cherchent à valoriser leur cuisine créole – mélange de traditions africaines, européennes et indiennes – en la positionnant comme un atout touristique et identitaire. Néanmoins, une étude du Ministère des Outre-mer en 2018 a souligné la méconnaissance dont souffrent les cuisines ultramarines en métropole, ainsi que le manque de reconnaissance de ces gastronomies par les instances nationales. Par exemple, en Martinique et en Guadeloupe, les filières de formation hôtelière restent très axées sur la cuisine classique “hexagonale”, négligeant les recettes et produits locaux, si bien que peu de jeunes professionnels maîtrisent réellement l’art culinaire créole. Ce constat appelle des actions correctives (voir plus loin la section sur la formation), mais il n’en demeure pas moins que la gastronomie créole antillaise est de plus en plus mise en avant comme un patrimoine à part entière – en témoigne le succès populaire d’événements tels que le Salon de la Gastronomie des Outre-mer à Paris, vitrine annuelle des saveurs ultramarines placée sous le haut patronage de l’État.

En Corse, un territoire insulaire métropolitain, la valorisation de la gastronomie locale a pris la forme d’une stratégie globale de labellisation des produits du terroir. Forte d’une identité culturelle affirmée, la Corse a obtenu la protection officielle d’un grand nombre de ses productions agricoles et artisanales : pas moins de 12 produits corses bénéficient aujourd’hui d’une Appellation d’Origine (AOP/AOC) – vins (plusieurs AOC viticoles), fromage Brocciu, huile d’olive, miel, farine de châtaigne, charcuteries traditionnelles (prisuttu, coppa, lonzu) –, tandis que d’autres, comme la clémentine de Corse, le pomelo ou la noisette, sont reconnus en Indication Géographique Protégée (IGP). Cette panoplie de labels de qualité, à laquelle s’ajoute même un Label Rouge pour la clémentine, assure la differenciation et la réputation des productions corses sur le marché. Surtout, ces signes officiels garantissent l’origine et la qualité tout en protégeant les savoir-faire locaux et en pérennisant les activités rurales associées. En effet, la labellisation contribue à maintenir les pratiques agricoles traditionnelles (par exemple l’élevage du porc nustrale pour la charcuterie AOP), à sauvegarder des paysages culturels (châtaigneraies, oliveraies, vignobles en terrasses) et à fixer des emplois sur l’île plutôt que de laisser dépérir des zones rurales. Face au succès de ces démarches, la Corse poursuit de nouvelles reconnaissances (AOP en cours pour d’autres fromages et même un oignon local, IGP envisagées pour l’agneau, le cabri, le kiwi ou l’immortelle endémique). Cette politique volontariste, soutenue par les autorités locales (ODARC, chambres d’agriculture) et par l’État, fait aujourd’hui de la Corse l’un des territoires d’Europe avec la plus large gamme de produits certifiés par habitant. Le modèle corse démontre l’impact qu’une structuration de filière et une labellisation systématique peuvent avoir sur la visibilité et la durabilité d’une gastronomie régionale : en offrant des gages de qualité et d’authenticité, on renforce l’attrait touristique (la Corse est prisée pour sa “cuisine du terroir” en plus de ses paysages) tout en préservant le patrimoine vivant que constituent les recettes et savoir-faire transmis de génération en génération.

Ces exemples – Japon, Pérou, Martinique, Corse et d’autres (on pourrait aussi citer la reconnaissance de la cuisine traditionnelle mexicaine par l’UNESCO, ou la promotion du régime crétois comme patrimoine de santé et de culture) – fournissent des enseignements précieux. Ils montrent qu’une cuisine locale peut être hissée au rang de patrimoine reconnu via différentes voies complémentaires : la patrimonialisation immatérielle (UNESCO ou inventaires nationaux) pour sanctuariser les pratiques et renforcer la transmission, la labellisation des produits pour protéger l’authenticité et donner une valeur économique ajoutée, la formation de chefs ambassadeurs aptes à porter la cuisine au niveau gastronomique, et le marketing territorial faisant de la gastronomie un pilier de l’image de marque et du tourisme. La Réunion peut s’inspirer de ces démarches tout en tenant compte de ses spécificités locales.

État des lieux de la cuisine réunionnaise : freins et potentiels

Un héritage culinaire métissé, pilier de l’identité réunionnaise

La cuisine réunionnaise reflète fidèlement l’histoire et la composition plurielle de la population de l’île. Elle est née de la rencontre entre traditions culinaires d’origines malgache, africaine, indienne, chinoise et européenne (française), brassage qui en fait une cuisine créole épicée, colorée et conviviale, à l’image du métissage culturel réunionnais. Sur cette petite terre de l’océan Indien se côtoient ainsi le cari indien, le rougail d’influence malgache, les nems et bouchons d’origine chinoise, ou encore le civet et les pâtisseries empruntés à la table française, formant un large éventail de saveurs. La pluralité des communautés de l’île se traduit par une diversité de plats : il n’est pas rare qu’un même repas familial propose un chop suey ou un porc à l’ananas d’inspiration chinoise à côté d’un cari poulet traditionnel.

Au-delà des recettes, le rapport à la nourriture à La Réunion revêt une dimension sociale et identitaire très forte. Les Réunionnais accordent une grande importance aux repas, moments de convivialité et de rassemblement familial, que ce soit autour de la marmite à la maison, lors des fameux pique-niques dominicaux “dans les hauts” ou sur le littoral, ou à l’occasion des grandes festivités calendaires (fêtes de fin d’année, Cavadee tamoul, Eid, etc.). Le repas créole traditionnel s’articule autour d’un plat central, le cari (ou carry), sorte de ragoût mijoté combinant une base aromatique (ail, oignon, tomates, curcuma dit « safran péi », épices comme gingembre, thym, combava…) et une protéine (viande, poisson, crustacé, légume) préalablement rissolée. Ce cari est toujours accompagné de riz blanc et de grains (légumineuses : lentilles de Cilaos, pois du Cap, haricots rouges, etc.), ainsi que d’un rougail – condiment pimenté à base de fruits ou de légumes pilés (piment, tomate, citron, mangue verte, etc.) – qui vient relever et équilibrer le tout. S’ajoutent souvent des brèdes (feuilles ou brasses de chouchou, de manioc, de mourongue…) en guise de légumes verts. L’ensemble constitue un plat complet et nourrissant, emblématique de la table réunionnaise. Avant le plat principal, un apéritif est fréquemment proposé, comprenant des amuse-bouches inspirés des diverses communautés de l’île – samoussas indo-musulmans, bouchons chinois, bonbons piment indiens – le tout arrosé de rhum arrangé maison ou d’un punch aux fruits locaux. Enfin, des desserts créoles (bonbons millet, gâteau patate douce, sorbets tropicaux…) ou des fruits exotiques clôturent le repas.

Cet héritage culinaire métissé a été transmis de génération en génération au sein des familles, ce qui en fait un patrimoine immatériel vivant. Chaque Réunionnais a ainsi appris auprès de ses aînés les gestes du quotidien : pilonner le piment dans le mortier (kalou), doser le curcuma dans le cari, surveiller la cuisson du riz à l’étouffée, ou préparer les recettes festives de chaque occasion. La cuisine péi (du créole pays) est indissociable de l’identité réunionnaise : elle raconte l’histoire du peuplement de l’île et le vivre-ensemble de populations d’origines diverses unies autour d’une même marmite. Elle porte aussi un vocabulaire propre (même le mot cari ou rougail ont des acceptions locales spécifiques) et des savoir-faire endémiques (par exemple la confection du massalé – mélange d’épices torréfiées d’origine tamoule – ou l’art de monter un feu de bois pour cuisiner la cariophilie dans une marmite en fonte). Culturelle et patrimoniale, la cuisine réunionnaise l’est indéniablement par ses racines et son rôle social. Cependant, pendant longtemps, elle a été confinée dans la sphère privée et festive, rarement valorisée au-delà, ce qui explique en partie les difficultés actuelles à la faire reconnaître comme une gastronomie digne des plus grands palmarès.

Freins à la reconnaissance et à la valorisation de la gastronomie réunionnaise

Malgré sa richesse, plusieurs obstacles ont entravé jusqu’à présent la pleine reconnaissance de la cuisine réunionnaise comme patrimoine d’exception. En premier lieu, elle pâtit d’un certain manque de visibilité et de notoriété hors de l’île. Contrairement à d’autres cuisines régionales françaises (telle la cuisine lyonnaise ou basque) ou à d’autres cuisines créoles (celle des Antilles françaises, plus exposée via la diaspora aux États-Unis par exemple), la gastronomie réunionnaise reste peu connue du grand public international. Sur le plan médiatique et éditorial, elle est sous-représentée : peu de chefs réunionnais ont acquis une renommée dans les guides gastronomiques ou émissions culinaires. Il a fallu attendre la fin des années 2010 pour voir une cheffe originaire de La Réunion (Kelly Rangama) ouvrir un restaurant gastronomique à Paris et obtenir une étoile Michelin, faisant figure de pionnière (voir infra). Sur place, l’île ne compte pas (encore) de restaurant étoilé ni de Cité de la Gastronomie, et les touristes connaissent davantage La Réunion pour ses paysages que pour ses tables. Ce déficit de reconnaissance se manifeste même au sein du récit national : une enquête a montré que la gastronomie ultramarine en général “peine à s’inscrire dans le récit gastronomique français”, victime d’une certaine méconnaissance et condescendance historique.

Plusieurs causes structurelles expliquent cette situation. D’abord, la marginalisation de la cuisine créole dans l’enseignement professionnel a freiné l’émergence d’une élite culinaire locale. Le lycée hôtelier de La Réunion (baptisé depuis 2018 du nom du regretté Chef Christian Antou, ardent défenseur de la cuisine péi) formait jusqu’à récemment ses élèves presque exclusivement selon les canons de la cuisine française classique. Une filière de spécialisation en cuisine créole avait été créée, mais elle a été fermée en 2016, rendant l’enseignement de la cuisine réunionnaise anecdotique dans le cursus. Comme le souligne un chef formateur, cela constitue “un grand manque tant technique que culturel” pour les jeunes cuisiniers locaux. Beaucoup de talents réunionnais partent ainsi se former ou travailler en métropole sans avoir appris à mettre en valeur leur propre terroir. On note heureusement quelques initiatives isolées de professeurs passionnés qui intègrent des produits locaux dans les travaux pratiques, mais cela reste informel. Le constat est similaire dans les Antilles : les spécialités créoles sont largement délaissées au profit du curriculum métropolitain dans les écoles hôtelières. Cette lacune en formation se répercute ensuite dans les restaurants : peu de chefs diplômés osent proposer une cuisine créole gastronomique, par manque de maîtrise technique ou d’estime pour celle-ci.

Un autre frein majeur tient à l’absence de structuration et de protection juridiques de nombreux éléments du patrimoine culinaire réunionnais. Jusqu’à tout récemment, aucun produit de l’île n’avait de label d’origine reconnu. Les recettes emblématiques (cari, rougail, rhum arrangé, pâtés créoles, etc.) ne bénéficient d’aucune indication géographique ou attestation officielle. Cette absence de protection a permis à des opérateurs extérieurs de s’approprier ou de diluer l’identité des produits péi sur les marchés extérieurs. Par exemple, en métropole, on trouve dans le commerce des “rougails saucisse” industriels ou des “rhums arrangés” vendus comme spécialités génériques des îles (antillaises ou mauriciennes), sans mention de la Réunion, alors même que ce sont à l’origine des créations réunionnaises typiques. De nombreux témoignages font état de recettes créoles présentées sous une appellation trompeuse (“cuisine antillaise” alors qu’il s’agit de plats réunionnais, etc.), ce qui cause un manque à gagner en image de marque et en retombées économiques pour La Réunion. Faute d’indications géographiques protégées ou de marques collectives, l’origine Réunion se retrouve diluée dans un flou caribéen ou océanien. Cette concurrence déloyale est d’autant plus préoccupante que des produits phares comme l’ananas Victoria ou la vanille Bourbon de La Réunion sont également cultivés dans d’autres pays tropicaux (Maurice, Madagascar…), qui peuvent tirer profit de la réputation sans que l’île n’en bénéficie pleinement. En somme, l’absence de labels officiels a longtemps empêché la cuisine réunionnaise de se différencier et de se défendre sur la scène globale.

Par ailleurs, des facteurs socio-économiques et culturels internes ont pu freiner la valorisation. L’évolution des modes de vie et de consommation à La Réunion, notamment en milieu urbain, reproduit des tendances observées ailleurs : progression de la consommation de produits transformés importés, attrait pour la restauration rapide et les saveurs mondialisées chez les jeunes, au détriment parfois de la cuisine traditionnelle familiale. Le phénomène de “malbouffe” n’épargne pas l’île, en particulier dans les nouvelles générations. Ce changement des habitudes alimentaires peut conduire à une érosion de la transmission des savoir-faire culinaires : si l’on cuisine moins à la maison, les recettes ancestrales risquent de se perdre. De plus, la cherté relative de certains produits locaux (viandes, poissons frais, fruits) face aux produits importés bon marché peut dissuader des ménages modestes de préparer certains plats péi au profit de solutions industrielles. Toutefois, il convient de nuancer : la cuisine créole reste très présente au quotidien des Réunionnais, mais les conditions de sa pratique évoluent (moins de temps, plus d’influences externes). Le défi est de faire perdurer l’envie chez les jeunes de s’approprier cet héritage culinaire, de le moderniser sans le dénaturer, plutôt que de le percevoir comme quelque chose de désuet.

Enfin, on peut noter un frein plus psychologique ou symbolique : la cuisine réunionnaise a longtemps été perçue comme une cuisine familiale, rustique, relevant du foyer plus que du restaurant. Cette auto-dépréciation relative (valorisation de la grande cuisine française “noble” vs. cuisine créole de case) s’estompe aujourd’hui, notamment grâce à l’émergence de chefs fiers de leurs racines. Néanmoins, pendant des décennies, peu de restaurateurs locaux ont cru qu’on pouvait hisser un cari ou un rougail au niveau gastronomique – d’où une offre limitée en restaurants de haute tenue dédiés à la cuisine péi. Ce regard en voie de changement fait partie du processus de revalorisation patrimoniale : reconnaître que la cuisine de nos grands-mères possède une valeur culturelle égale à celle des grands chefs métropolitains.

Atouts endogènes et opportunités de développement

En dépit des freins identifiés, La Réunion dispose d’atouts considérables pour faire de sa cuisine un véritable fleuron patrimonial exportable. D’abord, la base même est solide : le patrimoine de recettes et de produits est authentique, diversifié et apprécié de la population locale comme des visiteurs. Les plats réunionnais emblématiques – cari bichique (alevins de poisson), cabri massalé, rougail saucisse, poulet péi, gratin de chouchou, etc. – sont à la fois savoureux, porteurs d’histoire et uniques dans le panorama mondial. Ils utilisent des ingrédients souvent endémiques ou spécifiques à la région : le curcuma péi au parfum inimitable, le combava, le géranium rosat (pour les sirops et rhums), le piment cabri explosif, ou encore des produits de niche comme le café Bourbon Pointu (un arabica local renommé jadis, aujourd’hui replanté en microproduction haut de gamme) et le thé de Cilaos. La Réunion bénéficie d’un terroir tropical exceptionnel par sa biodiversité (fruits tropicaux, vanille, épices, ressources marines abondantes) et par la qualité de certaines filières agricoles maintenues (l’élevage traditionnel de bovins “boeuf pays” en semi-liberté, la pêche artisanale, les cultures vivrières dans les Cirques, etc.). Ce potentiel endogène permet d’envisager une gastronomie de terroir riche en saveurs originales, saisonnière (letchis de décembre, mangues de l’été austral, “brèdes” selon les mois, etc.) et alignée avec les tendances actuelles valorisant le local et l’authentique.

Sur le plan des récentes avancées, on note des signaux positifs. En 2021, pour la première fois depuis plus d’une décennie, un produit réunionnais a obtenu une indication géographique protégée : la vanille de l’île de La Réunion a été enregistrée en IGP au niveau européen. Ce label vient consacrer un savoir-faire traditionnel de plus de 150 ans (la fécondation manuelle de la vanille mise au point à Bourbon) et confère à la vanille péi une protection et une notoriété accrues sur le marché international. C’est un précédent encourageant : d’autres filières locales pourraient suivre cette voie de la labellisation. On peut penser au curcuma de La Réunion (safran péi, réputé pour sa curcumine élevée et son arôme), à l’ananas Victoria (déjà auréolé d’un Label Rouge en 2005 comme “meilleur ananas de France”), au rhum arrangé (pour lequel une IGP ou un label collectif pourrait protéger la méthode traditionnelle de macération de fruits dans le rhum), aux lentilles de Cilaos, aux épices (poivre sauvage, cannelle péi) ou à certaines préparations (le piment confit “la pâte”, le bonbon piment, etc.). La constitution d’un inventaire du patrimoine culinaire de La Réunion est d’ailleurs en cours par les acteurs locaux et pourrait appuyer ces démarches de reconnaissance officielle. Chaque label obtenu renforcera la crédibilité de la gastronomie réunionnaise en attestant de sa qualité et de son originalité.

Par ailleurs, une nouvelle génération de chefs réunionnais est en train d’émerger et de porter haut les couleurs de la cuisine de l’île. Formés pour certains en métropole ou à l’étranger, ils reviennent au pays (ou promeuvent cette cuisine depuis Paris, Londres ou ailleurs) avec l’ambition de marier tradition créole et techniques modernes. Des tables innovantes s’ouvrent à Saint-Denis, Saint-Gilles ou Saint-Pierre, où l’on revisite les recettes de grand-mère en version gastronomique, utilisant les produits locaux de manière créative. Surtout, la diaspora de cuisiniers ultramarins commence à se faire un nom dans la haute gastronomie : en 2025, la cheffe réunionnaise Kelly Rangama a décroché une étoile Michelin pour son restaurant à Paris, où elle propose un voyage sensoriel revisitant les classiques créoles avec finesse et modernité. Sa cuisine met en valeur des ingrédients typiques de La Réunion – combava, curcuma, manioc – et démontre que l’on peut atteindre l’excellence en restant fidèle à ses racines. De même, des chefs originaires d’autres territoires d’outre-mer (Marcel Ravin en Martinique, Louis-Philippe Vigilant…) prouvent que les saveurs créoles peuvent conquérir le palais des critiques les plus exigeants. Ces succès individuels font office d’ambassadeurs pour la gastronomie péi, suscitant de l’intérêt et de la curiosité. Parallèlement, de nombreux Réunionnais expatriés ouvrent chaque année en France ou ailleurs des restaurants, food trucks et épiceries fines dédiés aux spécialités réunionnaises, contribuant ainsi à l’exportation de la cuisine péi dans le monde. Cette diaspora entreprenante joue un rôle crucial dans la diffusion de la culture culinaire de l’île et crée un réseau informel de promotion à l’international.

Du point de vue du tourisme, la gastronomie réunionnaise est de plus en plus perçue comme un atout d’attractivité complémentaire du patrimoine naturel. Les visiteurs de l’île intense viennent d’abord pour les paysages, mais sont souvent charmés par la découverte des marchés forains aux étals parfumés (vanille, épices, fruits tropicaux) et par la chaleur de la table créole. Les offices de tourisme ont bien intégré cet aspect : ils mettent en avant « la renommée d’une gastronomie créole chaleureuse, bercée par des influences venues des quatre coins du monde, offrant un éventail de saveurs colorées à l’image du mélange harmonieux des cultures de l’île ». Des circuits de tourisme culinaire commencent à se structurer : route du rhum (visite de distilleries), route des épices et des fruits (vanilleraies de l’Est, plantations de curcuma de la Plaine des Grègues, jardins d’épices), découverte des produits “péi” dans les fermes (ananas à la Plaine-des-Palmistes, géranium à Petite-France, café Bourbon Pointu à Grand Coude, etc.), sans oublier les festivals locaux (Fête du Chouchou à Salazie, Fête du Curcuma à Saint-Joseph, Fête du Vacoa à Saint-Philippe…) qui célèbrent les productions du terroir. Ces initiatives, encore modestes, offrent un potentiel de diversification touristique important, à valoriser dans les années à venir : le voyageur contemporain recherche des expériences authentiques, et la cuisine est un moyen privilégié d’entrer dans l’intimité d’une culture.

En résumé, La Réunion dispose aujourd’hui de bases patrimoniales solides (un héritage culinaire unique, toujours vivace dans les foyers), d’atouts productifs (des produits endémiques ou de qualité pouvant être labellisés), d’ambassadeurs émergents (chefs, diaspora) et d’une prise de conscience naissante des pouvoirs publics quant au potentiel de sa gastronomie. Le contexte est donc favorable pour lancer une démarche volontariste de valorisation, en capitalisant sur ces forces tout en levant les freins identifiés. Les sections suivantes envisagent les leviers d’action publics susceptibles d’accompagner cette dynamique.

Leviers publics pour structurer une gastronomie territorialisée et durable à La Réunion

À la croisée des enjeux culturels, économiques et sociaux, la valorisation de la gastronomie réunionnaise nécessite une approche intégrée des politiques publiques. Plusieurs leviers peuvent être actionnés par les collectivités (Région, Département) et l’État, en partenariat avec les acteurs privés, afin de créer un écosystème favorable à l’essor d’une gastronomie territorialisée et durable. Parmi ces leviers, on peut distinguer notamment : le renforcement de la formation et de la transmission des savoir-faire culinaires, la structuration des filières locales et la labellisation des produits, la promotion du tourisme culinaire et du rayonnement international, ainsi que le développement des circuits courts et d’une économie alimentaire locale de qualité.

Formation et transmission : créer une élite culinaire péi et préserver les savoirs

Le premier pilier d’une politique gastronomique est l’éducation et la formation. Il est indispensable de former une nouvelle génération de cuisiniers réunionnais maîtrisant à la fois les techniques de la haute cuisine et les traditions culinaires locales. Pour cela, plusieurs actions complémentaires peuvent être envisagées :

  • Réformer l’enseignement professionnel hôtelier sur l’île en y intégrant pleinement la cuisine créole. Concrètement, cela passe par la réintroduction (ou la création) d’un module spécifique de cuisine réunionnaise au Lycée Hôtelier de Saint-Paul (lycée Christian Antou) et éventuellement dans les autres lycées professionnels pertinents. Ce module couvrirait l’histoire de la gastronomie locale, la connaissance des produits du terroir (cours d’agronomie locale, visites de producteurs), et la pratique des recettes traditionnelles et de leurs versions modernisées. Il pourrait déboucher sur un certificat de spécialisation valorisant cette compétence. Comme le notait un enseignant, il est paradoxal que l’enseignement de la cuisine créole soit aujourd’hui si marginal alors que l’île dispose d’un terroir “merveilleux en saveurs, textures et couleurs” qui ne demande qu’à être valorisé via une cuisine créative. L’État pourrait soutenir cette évolution via le rectorat et les programmes pédagogiques nationaux (option “cuisines régionales” dans le CAP/BAC pro cuisine).
  • Former aux techniques modernes sans renier la tradition : les jeunes chefs en devenir doivent être encouragés à innover à partir de la base créole. Pour cela, on pourrait mettre en place des ateliers et concours culinaires autour du patrimoine local. Par exemple, un concours annuel du “Jeune Chef créole” récompensant la réinterprétation gastronomique d’un classique (meilleur cari revisité, menu gastronomique créole innovant, etc.), organisé en partenariat avec l’Académie, les restaurateurs et pourquoi pas le réseau des Disciples d’Escoffier dont la section locale est active. De même, l’association “Goûts et Terroirs de l’île de La Réunion” – mentionnée par le chef Dally – ou d’autres, pourraient recevoir un appui public pour étendre leurs actions de promotion (démonstrations culinaires en milieu scolaire, cours du soir pour adultes sur les recettes lontan, etc.). Transmettre le patrimoine dès le plus jeune âge est crucial : on pourrait institutionnaliser des programmes d’éducation au goût centrés sur les produits péi dans les écoles primaires, comme cela se fait ponctuellement en partenariat avec des chefs bénévoles. Cela contribuerait à ancrer la fierté de la cuisine locale chez les enfants et leurs familles.
  • Soutenir les talents et la professionnalisation : la puissance publique peut offrir des bourses de perfectionnement à de jeunes cuisiniers prometteurs pour des stages chez des étoilés en métropole ou à l’étranger, à condition qu’ils reviennent appliquer ce savoir chez eux. Inversement, inviter régulièrement des chefs de renom en résidence à La Réunion pour travailler les produits locaux aux côtés des chefs de l’île pourrait stimuler l’émulation et la créativité. Il s’agit de créer une véritable “élite culinaire péi”, porteuse du flambeau de la gastronomie réunionnaise.
  • Reconnaissance officielle des porteurs de tradition : dans le même temps, il convient de préserver les savoirs traditionnels détenus par les aînés (mères et pères de famille, cuisinières de villages, artisans). On pourrait imaginer un titre honorifique de “Maître de la cuisine créole” décerné à des personnes ayant consacré leur vie à transmettre ces recettes (équivalent des Maîtres d’art dans l’artisanat). Ces maîtres pourraient intervenir dans des programmes de transmission (ateliers, documentation des recettes). Le recensement du patrimoine immatériel gastronomique, via par exemple un inventaire ethnologique des recettes et pratiques culinaires de l’île, est un projet à encourager (avec le Département, le Parc national, l’Université). Cet inventaire alimenterait la matière première pédagogique pour les formations.

En renforçant la formation, on s’assure que l’élévation de la cuisine réunionnaise en gastronomie d’exception s’appuie sur une base humaine solide, évitant que les savoir-faire ne se perdent ou ne soient caricaturés. Professionnaliser sans dénaturer, tel doit être le credo : faire entrer le rougail dans les écoles hôtelières tout en conservant son âme.

Structuration des filières, labels et qualité : valoriser les produits du terroir

Le deuxième grand levier concerne la structuration des filières agroalimentaires locales et la labellisation, afin de créer une économie vertueuse autour de la gastronomie. Il s’agit de donner un cadre et une reconnaissance aux produits et recettes réunionnais pour les inscrire dans la durée, gages de qualité et de confiance pour les consommateurs. Plusieurs axes d’intervention :

  • Accélérer la labellisation en AOC/IGP des produits emblématiques. L’obtention de l’IGP Vanille de La Réunion en 2021 est un succès à capitaliser. D’autres demandes de signes officiels de qualité doivent être soutenues techniquement et financièrement auprès de l’INAO. Priorité pourrait être donnée au curcuma péi (dont la réputation mérite d’être protégée), aux lentilles de Cilaos, au piment (une IGP “Piment La Réunion” englobant piment cabri et autres variétés serait envisageable), aux ananas Victoria (le Label Rouge existe, une IGP pourrait le compléter pour réserver l’appellation Victoria locale), voire aux miels spécifiques des hauteurs. Chaque labellisation renforce l’image de terroir de l’île et offre aux petits producteurs un débouché à meilleure valeur ajoutée. L’État a d’ailleurs identifié comme priorité l’accompagnement de la montée en gamme des produits ultramarins dans le Livre bleu Outre-mer. La Région et le Département, via leurs services agricoles, pourraient mettre en place des cellules d’appui aux groupements de producteurs pour monter les dossiers de cahiers des charges, en lien avec l’INAO.
  • Créer des labels et certifications locales. En complément des SIQO européens, des labels régionaux peuvent être instaurés pour distinguer ce qui relève de la tradition gastronomique réunionnaise. Par exemple, un label “Cuisine péi – produit 100% Réunion” pourrait certifier qu’un plat cuisiné (en restaurant ou en conserve) est élaboré intégralement avec des ingrédients de l’île. Un autre label pourrait valoriser les restaurants s’engageant à mettre en avant les spécialités locales et les circuits courts (sur le modèle du label “Maître Restaurateur” en métropole, ou du réseau “Tables & Auberges de France”). Ce type de label inciterait les restaurateurs à proposer davantage de produits du terroir dans leurs menus, sachant qu’ils auraient une reconnaissance officielle et une promotion par les offices de tourisme. De même, encourager l’obtention du label national “Entreprise du Patrimoine Vivant” pour des ateliers agroalimentaires traditionnels (par ex. un fabricant de confitures de goyavier ou de pâte de piment ancestral) pourrait aider à conserver ces savoir-faire.
  • Structurer les filières et interprofessions. Le morcellement des producteurs et transformateurs à La Réunion peut être surmonté en créant des filières organisées autour des produits phares. Par exemple, la réactivation ou la consolidation d’une interprofession de la vanille, d’une interprofession fruits et légumes tropicaux, voire la mise en place d’une Maison des épices et aromates fédérant les acteurs du curcuma, du géranium, du café, etc. permettraient d’améliorer la qualité, la constance de l’offre et la commercialisation. La Corse a montré qu’avoir des interprofessions reconnues (pour l’huile d’olive, le vin, le lait/fromage, etc.) aide grandement à labelliser et promouvoir. À La Réunion, certaines filières existent (canne-sucre-rhum via le CTICS, ou le secteur fruits exotiques via l’Armeflhor), mais elles pourraient intégrer une dimension gastronomique plus affirmée en liant production agricole et usage culinaire. Une idée serait de créer un “Cluster Gastronomie Réunionnaise” réunissant agriculteurs, pêcheurs, transformateurs agroalimentaires, cuisiniers, chercheurs, autour de projets communs (innovation produit, valorisation des coproduits, etc.).
  • Garantir la qualité sanitaire et la durabilité. Le développement d’une gastronomie d’exception exige une exigence de qualité irréprochable. Les pouvoirs publics doivent continuer à soutenir la montée en normes des petites structures (laboratoires, formation à l’hygiène) et encourager les démarches de production durable (agriculture bio ou raisonnée, pêche responsable, etc.). La Réunion peut ambitionner de proposer une gastronomie non seulement savoureuse mais aussi saine et éthique. Par exemple, valoriser les poissons péchés localement de manière durable plutôt qu’importer du poisson congelé, ou favoriser des variétés anciennes de fruits et légumes péi plus résilientes. La bio-économie insulaire est un axe mis en avant dans le Livre bleu (autonomie alimentaire, projets agroécologiques), en phase avec l’idée d’une gastronomie durable.

En somme, l’action publique doit aider à transformer les produits bruts locaux en véritables trésors gastronomiques. La labellisation et la structuration de filières offrent un cadre pour préserver l’authenticité tout en améliorant la rentabilité. Cela bénéficiera tant aux producteurs (meilleurs revenus, stabilité) qu’aux restaurateurs (approvisionnement régulier en produits de qualité, storytelling autour du terroir) et in fine aux consommateurs et touristes (expérience culinaire garantie locale). La qualité territoriale sera le fondement d’une gastronomie réunionnaise exportable : on n’exporte bien que ce qui est identifiable et protégé.

Promotion touristique et rayonnement international : faire rayonner la « cuisine péi »

Le troisième volet consiste à déployer une politique de promotion de la gastronomie réunionnaise, tant sur le plan interne (auprès des habitants) qu’externe (touristes, marchés internationaux). L’objectif est de créer une véritable marque gastronomie réunionnaise et de la faire connaître largement, en l’associant à l’image de l’île. Plusieurs pistes d’actions :

  • Intégrer pleinement la gastronomie dans la stratégie touristique de La Réunion. Cela passe par l’élaboration, par le Comité du Tourisme, d’un plan de développement du tourisme culinaire. Ce plan identifierait des parcours et expériences à promouvoir : marchés forains pittoresques (Saint-Paul, Saint-Pierre…), visites de plantations (vanille de Sainte-Rose, café à Bourbon Pointu, jardins d’épices), ateliers de cuisine créole pour les visiteurs, tables d’hôtes authentiques dans les îlets ou les cirques, etc. Des produits touristiques combinant randonnée et découverte gastronomique peuvent être créés (ex : trek de Mafate avec repas traditionnel au feu de bois chez l’habitant). Les offices de tourisme locaux ont déjà édité des brochures et articles valorisant la cuisine, il s’agit de systématiser cette offre. Une action concrète : labelliser des “Restaurants du Terroir” ou “Tables Créoles” recommandés aux touristes pour vivre une expérience culinaire authentique. Aussi, encourager l’implantation de événements gastronomiques d’ampleur sur l’île : festival annuel de la gastronomie créole (avec invités d’autres îles de l’océan Indien pour une dimension internationale), concours du meilleur chef créole de l’océan Indien, etc., qui pourraient attirer des visiteurs et des médias. À terme, pourquoi ne pas candidater pour que La Réunion intègre le réseau UNESCO des Villes créatives de la Gastronomie (même si cela cible plutôt les villes, Saint-Denis pourrait porter cette candidature).
  • Communication et marketing territorial : créer un branding spécifique autour de la cuisine péi. Un slogan, un logo pourraient être développés (par exemple “Réunion, l’Île aux mille saveurs” ou “La Réunion des chefs” – jeu de mots déjà utilisé dans un collectif de cuisiniers locaux). Les supports de communication touristiques doivent systématiquement inclure la dimension gastronomique. Des influenceurs culinaires, journalistes, critiques pourraient être invités en voyages de presse dédiés pour découvrir le renouveau gastronomique de La Réunion, afin d’obtenir des articles dans la presse spécialisée ou grand public. Côté local, il est important de sensibiliser la population pour qu’elle soit la première ambassadrice : encourager les Réunionnais à être fiers de faire découvrir leur cuisine aux touristes, éventuellement via des programmes d’hébergement chez l’habitant avec repas partagés.
  • Diplomatie culinaire et diasporas : rejoindre l’exemple du Pérou qui a mobilisé sa diplomatie autour de la cuisine. La Réunion pourrait, via la France, proposer des animations gastronomiques lors d’événements internationaux (expositions universelles, semaines culturelles de la France à l’étranger, etc.) en mettant en avant ses chefs ultramarins. Les Représentations de la France (ambassades, Alliances françaises) pourraient ponctuellement organiser des ateliers ou dégustations sur les cuisines d’outre-mer, dont réunionnaise, pour élargir l’audience. Par ailleurs, capitaliser sur la diaspora réunionnaise en métropole : celle-ci, on l’a vu, ouvre de plus en plus d’établissements. Les pouvoirs publics locaux pourraient soutenir des initiatives comme des pop-up restaurants réunionnais lors de salons (Salon de l’Agriculture à Paris – où la Réunion est déjà présente via son stand –, Salon de la Gastronomie Outre-mer, etc.), ou aider à la participation de chefs péi à des concours nationaux (type Bocuse d’Or, Top Chef…). Plus audacieusement, la Réunion pourrait sponsoriser un food truck itinérant qui ferait le tour de la France/Europe pour faire connaître le rougail saucisse et le bouchon au grand public des métropoles… Ce genre d’initiative de promotion hors-sol a un fort impact en termes de communication.
  • Patrimonialisation immatérielle : enfin, sur le plan symbolique international, envisager de porter la candidature de la cuisine réunionnaise au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Certes, la France a déjà fait inscrire “le repas gastronomique des Français” en 2010, dont La Réunion peut se réclamer en partie, et plus récemment la “baguette de pain”. Mais il serait tout à fait envisageable de monter un dossier centré sur “les pratiques culinaires créoles de l’océan Indien à La Réunion”, par exemple, mettant en valeur la spécificité du métissage et de la transmission familiale. Une inscription UNESCO, bien que complexe à obtenir, apporterait une visibilité mondiale et une fierté locale démultipliée – à l’instar de la musique maloya inscrite en 2009. Cela consacre la cuisine comme patrimoine vivant de l’humanité, ce qui est l’ambition ultime évoquée dans le sujet (patrimoine vivant reconnu et exportable). Le Japon et le Mexique ont su le faire pour leurs cuisines ; la Réunion, en tant que partie prenante de la France, pourrait initier cette démarche via le Ministère de la Culture (inventaire du patrimoine immatériel) et la Délégation à l’UNESCO, avec l’appui des communautés locales.

En développant ces actions de promotion, on crée autour de la gastronomie réunionnaise une aura susceptible d’attirer curiosité et reconnaissance. Il s’agit de passer d’une richesse souvent inconnue ou sous-estimée à une marque culturelle forte. Le rayonnement international rejaillira en retombées économiques (tourisme, export de produits) et en estime de soi des Réunionnais vis-à-vis de leur culture.

Circuits courts et ancrage territorial : vers une gastronomie durable et inclusive

La valorisation de la cuisine réunionnaise ne doit pas faire abstraction des enjeux de développement durable et d’inclusion territoriale. Au contraire, elle peut être un vecteur de soutien à l’agriculture locale, à la résilience alimentaire et à la cohésion territoriale (notamment en zones rurales enclavées). Les circuits courts – c’est-à-dire le rapprochement entre producteurs et consommateurs (particuliers ou restaurateurs) sur l’île – sont à promouvoir pour assurer une gastronomie ancrée dans son territoire.

Plusieurs mesures publiques peuvent aider :

  • Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) : ces outils, encouragés par le Programme national pour l’alimentation, sont particulièrement adaptés. Un PAT vise à relocaliser l’approvisionnement alimentaire d’un territoire en connectant agriculture, restauration collective, circuits de distribution courts, éducation alimentaire, etc. La Réunion a déjà un exemple remarquable en cours avec le PAT du cirque de Mafate intitulé “Planté pou manzé” (Planter pour manger) porté par le Parc National. Ce projet promeut l’autonomie alimentaire de Mafate via la replantation de cultures vivrières traditionnelles, pour nourrir les habitants et les randonneurs, tout en valorisant le patrimoine alimentaire local. Il a valeur de modèle : d’autres PAT pourraient être élaborés dans chaque micro-région (Est, Sud sauvage, etc.), intégrant une dimension gastronomique (par exemple un PAT “Est, vanille et palmiste” autour de la redynamisation de la filière palmiste et son usage en gastronomie). Le ministère de l’Agriculture soutient financièrement ces PAT, il faut en profiter pour y inclure systématiquement des volets gastronomie/produits identitaires.
  • Restauration collective exemplaire : les cantines scolaires, restaurants administratifs, hôpitaux, etc., peuvent servir de locomotive en intégrant plus de produits locaux et des recettes créoles à leurs menus. Le Livre bleu Outre-mer insiste sur l’importance de faire de la restauration collective un levier structurant des filières locales. Par exemple, introduire une journée “menus péi” par semaine dans les cantines, avec cari de poisson local, légumes pays, fruits frais de saison, permettrait d’éduquer les jeunes au goût local et de soutenir les agriculteurs (via des marchés publics favorisant les fournisseurs de proximité). De plus, cela rehausse l’image d’une gastronomie du quotidien saine et identitaire, au lieu de la cantine standardisée. Des dispositifs existent pour faciliter cette démarche (appels à projets PNA, subventions aux investissements pour cuisiner frais localement).
  • Appui à la petite agriculture et pêche locales : valoriser la gastronomie réunionnaise suppose de pérenniser la production des ingrédients qui la composent. Il est crucial de soutenir les petits producteurs de fruits, légumes, épices, éleveurs, pêcheurs artisanaux, dont dépend la disponibilité de matières premières de qualité. Les politiques agricoles (FEADER, POSEI, etc.) devraient réserver une part aux filières diversifiées (autres que la canne) et encourager les jeunes à s’installer dans le maraîchage, l’arboriculture tropicale, l’élevage de volaille locale, etc. Un accompagnement technique peut améliorer les rendements tout en conservant les variétés locales. Par exemple, aider à la création de vergers conservatoires pour les anciennes variétés de mangues, letchis, agrumes péi, qui pourraient alimenter demain une filière de transformation (confitures, sirops) authentiquement locale. De même, encourager la pêche locale (avec quotas équilibrés pour ne pas surexploiter) pour approvisionner les restaurants en poisson frais du jour au lieu d’imports congelés. Une gastronomie territorialisée suppose que l’essentiel des ingrédients proviennent du territoire : cela est un choix politique (aller vers la souveraineté alimentaire sur les segments possibles).
  • Économie sociale et insertion : la promotion du patrimoine culinaire peut aussi inclure des dimensions sociales. Par exemple, développer des ateliers d’insertion par la cuisine (pour chômeurs de longue durée, jeunes en difficulté) qui apprendraient les bases de la cuisine réunionnaise et éventuellement serviraient de la nourriture dans des “cantines solidaires” reprenant des recettes créoles. Cela participerait au maintien du savoir-faire tout en aidant des publics fragiles. De même, le secteur du tourisme gastronomique peut faire appel à des habitants des quartiers ou écarts ruraux pour animer des activités (visites, cours de cuisine), créant ainsi des emplois de médiation culturelle. La valorisation du patrimoine doit bénéficier à tous les niveaux de la société réunionnaise et pas seulement à une élite de chefs.

En encourageant circuits courts et durabilité, la gastronomie réunionnaise pourra se targuer d’être ancrée dans son terroir et vertueuse. Cela correspond aux attentes contemporaines (consommer local, réduire l’empreinte carbone, soutenir l’agriculture paysanne) et donne à la démarche de valorisation patrimoniale une profondeur supplémentaire : on ne fait pas qu’exhiber un folklore culinaire pour touristes, on fait vivre un système alimentaire complet qui profite aux habitants, à l’économie locale et à l’environnement. C’est l’esprit même du concept de patrimoine culturel immatériel vivant : il n’a de sens que s’il continue à être pratiqué au quotidien par la communauté, de manière durable.

Conclusion et recommandations

De la cuisine du quotidien à la gastronomie d’exception, le chemin de la reconnaissance pour la cuisine réunionnaise passe par une mobilisation collective autour de son patrimoine culinaire. Les analyses ci-dessus ont souligné que La Réunion dispose d’un héritage riche et vivant, mais qu’il restait à l’organiser, le valoriser et le promouvoir pour le hisser au rang de patrimoine vivant reconnu et exportable. Les exemples internationaux montrent qu’une telle ambition est à portée si elle est soutenue par une volonté politique forte, des mesures cohérentes et l’adhésion des acteurs locaux.

En conclusion, voici une synthèse des préconisations concrètes pour une politique publique réunionnaise de la gastronomie :

  1. Inscrire la gastronomie réunionnaise dans les politiques culturelles et patrimoniales : soutenir le recensement des recettes et savoir-faire traditionnels, candidater à l’Inventaire national du patrimoine culturel immatériel puis à terme à l’UNESCO, créer des événements culturels autour de la cuisine péi (expositions, musées vivants, etc.).
  2. Réformer la formation culinaire locale : réintégrer un enseignement structuré de la cuisine créole dans les lycées hôteliers (réouverture d’une section dédiée), encourager les ateliers de transmission intergénérationnelle, et attribuer des bourses pour former des chefs réunionnais d’élite aptes à revenir développer la gastronomie sur l’île.
  3. Labelliser et protéger les produits du terroir : accompagner les filières locales pour l’obtention de nouveaux AOC/IGP (curcuma, fruits, etc.), créer un label régional “Cuisine péi” pour valoriser restaurateurs et artisans engagés, et déposer les marques collectives nécessaires afin de défendre l’origine Réunion (éviter que d’autres usurpent le nom de nos spécialités).
  4. Structurer les filières agro-gastronomiques : mettre en place des interprofessions ou associations de producteurs sur les produits clés, avec l’appui des collectivités, afin d’améliorer la qualité, la disponibilité et la promotion conjointe des ingrédients locaux (vanille, épices, fruits, produits laitiers locaux, etc.).
  5. Développer le tourisme culinaire : intégrer un volet gastronomie dans la stratégie d’Île de La Réunion Tourisme, en créant des circuits (routes des saveurs, festivals culinaires), en labellisant des “Tables et Saveurs de La Réunion” pour guider les visiteurs, et en communicant largement sur l’originalité culinaire de la destination (brochures, médias, influenceurs).
  6. Soutenir les initiatives de promotion externe : financer ou co-organiser la participation de la cuisine réunionnaise à des salons et concours internationaux, appuyer la diaspora qui monte des restaurants à l’étranger (par du conseil, de la mise en réseau), et intégrer la gastronomie ultramarine dans la diplomatie culturelle française (semaine de la Réunion dans telle capitale, etc.).
  7. Encourager les circuits courts et l’approvisionnement local : via les Projets Alimentaires Territoriaux, relocaliser une part de l’alimentation à La Réunion, notamment pour la restauration collective (objectif X % de produits locaux dans les cantines d’ici 5 ans), soutenir les marchés de producteurs, et développer les outils logistiques (plates-formes, coopératives) pour faciliter la connexion producteur-restaurateur.
  8. Innover vers une gastronomie durable : valoriser la production biologique et l’agroécologie sur l’île afin que la gastronomie réunionnaise se distingue aussi par sa qualité environnementale, promouvoir le zéro déchet alimentaire (compostage, recyclage des déchets de cuisine en alimentation animale ou engrais, etc.), et adapter les recettes traditionnelles aux exigences diététiques contemporaines (moins grasses, alternatives végétariennes avec protéines locales comme le pois du Cap) afin de les rendre attrayantes pour tous.
  9. Inclure la population dans la démarche : mener des campagnes de sensibilisation grand public (fierté du patrimoine culinaire, éducation au goût dans les écoles), associer les gramounes (aînés) et cuisiniers amateurs via des concours ou collectes de recettes, et faire de la gastronomie un élément de cohésion sociale (ateliers dans les quartiers, fêtes de village autour d’un plat emblématique).
  10. Évaluer et ajuster la politique gastronomique : mettre en place un observatoire de la gastronomie péi pour suivre des indicateurs (nombre de produits labellisés, fréquentation des événements culinaires, évolution de la part des produits locaux consommés, notoriété de la cuisine réunionnaise dans les médias, etc.) et adapter les actions en conséquence.

En appliquant ces recommandations de manière concertée, La Réunion pourra progressivement imposer sa cuisine au patrimoine national et mondial, tout en en faisant un levier de développement local. Le passage d’une cuisine du quotidien à une gastronomie d’exception n’implique pas de renier la simplicité originelle ou la convivialité de cette cuisine, mais au contraire d’en sublimer les qualités intrinsèques pour les porter à la connaissance de tous. L’ambition est qu’à terme, cari, rougail, samoussa ou gâteau patate fassent partie intégrante de l’imaginaire gastronomique français et international, reconnus à la fois comme trésors culturels et comme plaisirs universels. La cuisine réunionnaise, patrimoine vivant, aura alors conquis ses lettres de noblesse et deviendra un vecteur de rayonnement pour l’île intense, sans rien perdre de son âme.

Sources :

  • Nippon.com – « Washoku », la cuisine japonaise au patrimoine culturel de l’humanité
  • Food & Sens – Le Pérou soutient le tourisme grâce à sa gastronomie…
  • Raúl Matta, La valorisation de la gastronomie péruvienne, in Effervescence patrimoniale au Sud
  • Q. écrite n°19744, JO 21/05/2019 – Valorisation des gastronomies ultramarines
  • INAO – IGP Vanille de l’île de La Réunion (27 août 2021)
  • Habiter-la-reunion.re – Cuisine réunionnaise (présentation)
  • Réunionnais du Monde – SEO : l’intérêt pour la cuisine réunionnaise grandit mais…
  • ODARC Corsica – L’agriculture corse : Qualité et identité
  • Rhum-agricole.net – Histoire du Rhum de Martinique (AOC)
  • Tropiques FM – Chefs d’Outre-mer étoilés Michelin 2025
  • Blog DPR974 – Interview J.-F. Dally, professeur de cuisine
  • Reunion.fr (IRT) – Road-trip culinaire à La Réunion