Pou fè kout
Jeunesse nombreuse mais territoire très inégal : forte pauvreté, plus de la moitié des élèves en éducation prioritaire, fracture nette entre communes littorales et zones rurales enclavées.
La rentrée comme révélateur : bâti scolaire, équipements pédagogiques et numériques, personnels et périscolaire très inégalement répartis selon les territoires.
Disparités fortes entre microrégions et communes : démographie contrastée, marges budgétaires inégales, accessibilité différente aux collèges et lycées.
Position intermédiaire parmi les DROM et autres îles : résultats proches de la moyenne nationale mais vulnérabilités structurelles persistantes.
À l’horizon 2030, risque d’une Réunion éducative à plusieurs vitesses, d’où la nécessité d’un plan local ambitieux (rénovation des écoles, équipements, recrutement et pilotage territorial).
Contexte général de la rentrée scolaire à La Réunion
La Réunion est un territoire ultramarin français où la jeunesse occupe une place importante : plus de 30 % de la population a moins de 20 ans (contre 24 % en métropole). Pourtant, le contexte socio-économique y est moins favorable aux apprentissages qu’en France hexagonale. Près de quatre Réunionnais sur dix vivent sous le seuil de pauvreté (15 % en moyenne nationale) et ce taux grimpe même au-delà de 50 % dans certaines communes rurales enclavées comme Sainte-Rose, Cilaos ou Salazie. Conséquence directe, plus de la moitié des élèves de l’île sont scolarisés en réseau d’éducation prioritaire (REP ou REP+) – soit plus de 90 000 élèves en 2019 – ce qui place La Réunion parmi les académies au plus fort taux d’éducation prioritaire (56 % des écoliers et collégiens, loin devant la première académie métropolitaine).
Cette réalité socio-éducative traduit une véritable fracture territoriale entre La Réunion et la métropole, déjà relevée il y a une décennie par le Conseil économique, social et environnemental. En 2023, un syndicat enseignant a même qualifié l’école ultramarine de « sous-France » pour dénoncer des conditions de scolarisation mettant en danger la santé et la sécurité des élèves outre-mer. La rentrée scolaire, moment clé du calendrier éducatif, tend à mettre en lumière ces difficultés structurelles. À La Réunion, cette rentrée des classes se déroule mi-août (calendrier décalé pour tenir compte de l’été austral en décembre-janvier). Ce calendrier particulier suscite d’ailleurs des débats : certains plaident pour un « calendrier scolaire climatique » mieux adapté aux fortes chaleurs de janvier-mars, arguant qu’aucun pays ne devrait faire étudier ses enfants durant les périodes les plus torrides (plus de 35°C et 80 % d’humidité) tout en les libérant pendant les mois plus tempérés. Ces spécificités climatiques et géographiques posent un cadre singulier aux enjeux de la rentrée réunionnaise.
En quelques décennies, d’importants progrès éducatifs ont été accomplis à La Réunion : massification de l’accès au secondaire, nette diminution du retard scolaire à l’entrée en 6ème, et taux de réussite aux examens se rapprochant de la moyenne nationale. Ces avancées ont été portées par un investissement massif de l’État et des collectivités locales dans la construction d’établissements et l’équipement pédagogique. Néanmoins, de nombreuses écoles construites dans les années 1960 n’ont jamais été réhabilitées et les effectifs par structure demeurent élevés. C’est dans ce contexte mitigé – entre progrès quantitatifs et défis qualitatifs – que chaque rentrée scolaire sert de baromètre des inégalités territoriales persistantes.
Des écarts territoriaux visibles dès la rentrée
Dès le jour J de la rentrée, les disparités territoriales transparaissent dans les conditions d’accueil et les moyens alloués aux établissements de l’île. Plusieurs indicateurs permettent de mesurer ces écarts :
- État des bâtiments scolaires : Certaines communes disposent d’écoles modernes et rénovées, quand d’autres accusent un retard d’entretien inquiétant. Par exemple, dans la commune de Saint-Louis (Sud), la rentrée 2017 a dû être reportée dans deux écoles en raison de l’état d’insalubrité des locaux et de retards de chantiers de réhabilitation. À l’école du Gol-les-Hauts, les bâtiments neufs n’étaient pas alimentés en électricité à temps, des fils électriques pendaient des murs faute de finitions, et les sanitaires étaient encombrés de gravats – autant d’éléments incompatibles avec un accueil sécurisé des enfants. De même en 2024, le collège REP+ de Mille Roches à Saint-André (Est) a différé sa rentrée à cause de travaux non achevés, contraignant élèves et professeurs à travailler depuis plusieurs années dans des conditions “dégradées” selon le syndicat SGEN-CFDT. Ces exemples, loin d’être isolés, illustrent la fragilité des infrastructures scolaires dans certaines zones rurales ou défavorisées. À l’inverse, les communes plus urbaines ou mieux dotées financièrement, comme Saint-Denis ou Le Tampon, parviennent à entretenir et moderniser une plus grande partie de leurs écoles, offrant des conditions matérielles plus satisfaisantes. Le bâti scolaire devient ainsi un marqueur tangible des inégalités territoriales, alors même que la sécurité et le confort thermique des salles de classe sont déterminants pour la réussite éducative.
- Équipements pédagogiques et numériques : L’accès aux outils modernes varie selon les établissements. Alors que bon nombre d’écoles des grands centres disposent de tableaux numériques interactifs, de salles informatiques et de bibliothèques fournies, des petites écoles de cirques montagneux ou de quartiers isolés manquent parfois de matériel basique. Les communes à faibles ressources peinent à financer l’achat de nouveaux équipements informatiques ou sportifs. Par exemple, toutes n’ont pas pu doter leurs classes de purificateurs d’air ou de ventilateurs pourtant devenus essentiels lors des vagues de chaleur. Cet écart en termes d’équipement scolaire peut impacter les apprentissages dès la rentrée, en créant un fossé technologique entre élèves selon le lieu de scolarisation.
- Personnels et encadrement : Le nombre d’enseignants et de personnels éducatifs disponibles peut lui aussi révéler des fractures territoriales. Officiellement, le rectorat s’efforce de maintenir un taux d’encadrement équitable partout, et La Réunion a même bénéficié à la rentrée 2024 de la création de 100 postes supplémentaires d’enseignants malgré la baisse des effectifs élèves. Cependant, dans la pratique, les postes vacants et les difficultés de remplacement touchent plus durement certaines zones. Les établissements des Hauts ou des communes éloignées du littoral éprouvent davantage de mal à attirer et retenir les enseignants titulaires. Chaque année, de jeunes professeurs réunionnais lauréats des concours sont affectés en métropole (212 en 2023, principalement vers l’académie de Versailles), pendant que des enseignants métropolitains arrivent à La Réunion. Ce jeu de chaises musicales, doublé d’un barème de mutation très pointé (1000 points de bonus pour un Réunionnais revenant au pays), engendre un sentiment d’injustice et une instabilité de l’encadrement dans les écoles. Les communes rurales sont particulièrement touchées lorsqu’un poste reste vacant plusieurs semaines à la rentrée ou qu’il est pourvu par des contractuels de passage. Ainsi, l’égalité formelle des moyens alloués ne garantit pas l’égalité réelle sur le terrain, là où la continuité pédagogique peut être fragilisée par les difficultés de recrutement local.
- Dispositifs d’accompagnement et spécificités locales : Enfin, la présence ou l’absence de dispositifs d’accompagnement éducatif accentue les écarts territoriaux dès la rentrée. Dans les quartiers urbains classés en éducation prioritaire, des moyens supplémentaires sont déployés (classes à effectifs réduits en CP/CE1, crédits pour projets, référents supplémentaires, etc.), ce qui n’est pas le cas juste au-delà des périmètres REP. De même, les unités spécifiques d’inclusion pour élèves en difficulté (ULIS, classes relais, unités d’autisme) ne sont pas uniformément réparties. Un progrès notable a eu lieu à la rentrée 2024 avec le doublement du nombre d’unités d’enseignement pour autistes (UEMA et UEEA) afin d’en implanter dans chacune des quatre microrégions de l’île. Malgré cela, un élève ayant des besoins particuliers (handicap, retard important, allophonie…) n’a pas accès aux mêmes structures d’appui selon qu’il vive dans le Sud sauvage ou dans le chef-lieu. Par ailleurs, l’offre de restauration scolaire et de garderie périscolaire varie selon les communes : certaines municipalités assurent un service de cantine et d’étude surveillée dans toutes leurs écoles, d’autres – faute de moyens – laissent les familles s’organiser seules le midi ou après 16h. Ces inégalités d’environnement éducatif se font ressentir dès le jour de la rentrée, par exemple quand des parents apprennent que l’école de leur enfant n’a pas de cantine opérationnelle ou pas d’ATSEM en maternelle, contrairement à l’école du même type dans la commune voisine plus riche.
En somme, la rentrée scolaire agit comme un révélateur des écarts territoriaux : chaque dysfonctionnement local (retard de chantier, pénurie d’enseignants, absence de dispositif d’accueil) souligne en creux les fragilités d’un territoire et le risque de rupture de l’égalité républicaine sur le front scolaire.
Données récentes sur les moyens éducatifs par commune et micro-région
Pour objectiver ces fractures territoriales, il convient d’examiner quelques données statistiques récentes au niveau infra-départemental. La Réunion est généralement découpée en quatre microrégions (Nord, Est, Sud, Ouest), aux dynamiques et profils contrastés, ainsi qu’en 24 communes aux réalités socio-éducatives très hétérogènes.
- Répartition des élèves et évolution démographique : À la rentrée 2024, l’île accueille environ 217 350 élèves dans le 1er et 2nd degrés (public et privé), un effectif global en légère baisse (-0,4 % par rapport à 2023) du fait d’une natalité en recul. Cette diminution n’est pas uniforme spatialement. Les projections à l’horizon 2030 indiquent que le nombre d’élèves pourrait baisser nettement dans l’Ouest (-0,9 % par an, soit 4 300 élèves en moins entre 2019 et 2030) et dans une moindre mesure au Sud et au Nord, tandis qu’il augmenterait légèrement dans l’Est (+0,1 % par an). La microrégion Ouest, englobant notamment Saint-Paul et ses environs, connaîtrait la baisse la plus marquée en raison d’un vieillissement de la population et d’un solde migratoire négatif (départs vers d’autres régions de l’île et vers la métropole). À l’inverse, l’Est (Saint-Benoît, Bras-Panon, etc.) conserverait une population scolaire stable ou en légère hausse grâce à des générations plus nombreuses et un certain dynamisme naturel. Ces tendances indiquent que les besoins éducatifs futurs seront différenciés selon les territoires : consolidation de l’offre scolaire à l’Est, gestion de classes vacantes et reconversion possible de locaux à l’Ouest.
- Moyens et réussite par commune : Les disparités se lisent aussi à l’échelle communale. Si l’on prend l’indice de pauvreté comme un indicateur indirect des moyens éducatifs disponibles localement, on note d’énormes écarts : dans des communes rurales comme Cilaos ou Salazie, plus d’un enfant sur deux vit sous le seuil de pauvreté, ce qui pèse sur les budgets communaux (donc sur l’entretien des écoles primaires dont les mairies ont la charge) et sur la capacité des familles à assumer les frais liés à la scolarité. À l’opposé, des communes comme Saint-Denis ou Saint-Pierre bénéficient d’un tissu économique plus étoffé et de bases fiscales plus larges, leur permettant de financer davantage de projets pédagogiques, de classes numériques ou d’activités périscolaires. Les taux de réussite scolaire présentent également des variations locales : si globalement l’académie de La Réunion affiche un taux de réussite au baccalauréat de 90,2 % en 2024 (proche de la moyenne nationale), il subsiste un écart de performance entre les établissements. Les collèges des hauts plateaux ou des quartiers défavorisés enregistrent généralement plus de difficultés (taux de retard scolaire, résultats aux évaluations nationales) que ceux des centres urbains. Par exemple, l’indicateur de retard en 6ᵉ dans les collèges REP+ de l’académie (9,6 % d’élèves avec au moins un an de retard) est meilleur que la moyenne nationale en éducation prioritaire, signe d’un rattrapage global, mais on peut supposer que ce taux moyen recouvre des réalités contrastées entre un collège favorisé du littoral et un collège enclavé. Malheureusement, les données publiques par commune sur la réussite ou le taux d’encadrement restent parcellaires. L’académie publie bien les effectifs par école et par commune, mais sans indiquer le nombre d’enseignants par école ni les taux de réussite locaux. On sait toutefois que certaines petites communes n’ont aucun collège sur leur sol (obligeant les élèves à migrer vers la commune voisine dès la 6ᵉ), et que seules 13 communes sur 24 disposent d’un lycée public. L’accessibilité géographique à une offre d’enseignement diversifiée est donc inégale. Par exemple, un élève de Salazie doit descendre sur Saint-André pour le lycée, quand un élève de Saint-Denis a à proximité immédiate un éventail de lycées généraux et professionnels. Ce différentiel d’accessibilité peut se traduire par un coût (transports, internat) et potentiellement par un découragement scolaire dans les zones les plus isolées.
- Focus sur l’éducation prioritaire et les quartiers défavorisés : La géographie de l’éducation prioritaire recoupe partiellement la géographie communale. Sur 24 communes, 18 bénéficient au moins d’un réseau d’éducation prioritaire (REP ou REP+). Certaines villes comme Le Port, Saint-André ou Saint-Louis ont la quasi-totalité de leurs écoles et collèges classés en éducation prioritaire, signe d’une concentration des difficultés sociales. D’autres, comme Saint-Denis, présentent un profil mixte avec des secteurs très favorisés et d’autres en REP (ex : les quartiers du Chaudron ou de Camélias à Saint-Denis sont en REP/REP+ alors que d’autres secteurs de la même ville ne le sont pas). À l’échelle micro-locale, des fractures intra-communales apparaissent : le lieu de résidence dans une même commune peut déterminer l’accès à des moyens accrus (grâce au classement REP) ou non. Néanmoins, le classement en éducation prioritaire apporte des moyens supplémentaires (comme les dédoublements de classe au CP/CE1) qui atténuent un peu les écarts les plus criants. Par exemple, à niveau national, un réseau REP+ c’est en moyenne 12 élèves par classe en CP, ce qui est aussi appliqué à La Réunion. La présence de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) dans 17 des communes de l’île conduit par ailleurs l’État à financer des programmes éducatifs spécifiques (les Cités éducatives à Saint-Denis, Le Port, Saint-Pierre…), mais ces dispositifs n’en sont qu’à leurs débuts et leur impact statistique reste à mesurer.
En définitive, les chiffres confirment que les moyens éducatifs ne sont pas répartis uniformément sur le territoire réunionnais. Les écarts de richesse entre communes, la distribution inégale des structures scolaires et la concentration de la difficulté sociale dans certaines poches expliquent que la rentrée scolaire se déroule sous des auspices bien différents d’un endroit à l’autre de l’île. Cette situation rejoint des tendances observées dans d’autres territoires, notamment ultramarins.
Comparaison avec d’autres territoires insulaires et ultramarins
Les défis rencontrés à La Réunion ne sont pas uniques. Une mise en perspective avec d’autres territoires insulaires ou ultramarins permet de mieux cerner la spécificité (ou la banalité) des fractures territoriales éducatives réunionnaises :
- Entre La Réunion et la métropole : Le différentiel de conditions scolaires reflète une fracture plus large entre l’Hexagone et l’Outre-mer. Dans l’ensemble, “les DROM apparaissent comme des territoires très défavorisés” sur le plan éducatif, les élèves ultramarins cumulant les fragilités socio-économiques. La Réunion s’inscrit dans cette tendance, même si elle fait partie – avec la Guadeloupe et la Martinique – des académies ultramarines aux résultats scolaires les plus proches de la moyenne nationale. Par exemple, le taux de réussite au bac général à La Réunion avoisine désormais celui de certaines académies de province en métropole, là où la Guyane ou Mayotte restent très en retrait. Cependant, cet apparent rapprochement ne doit pas masquer des retards persistants : les évaluations de compétence en primaire montrent régulièrement un écart de plusieurs points en défaveur des élèves réunionnais, et les taux d’illettrisme chez les jeunes y sont plus élevés qu’en métropole selon l’Insee. La comparaison France métropolitaine/La Réunion met donc surtout en lumière la “double fracture” dont souffre l’école réunionnaise : fracture interne (entre communes riches et pauvres de l’île) et fracture externe (entre l’île et l’Hexagone).
- Par rapport aux autres DROM (Antilles, Guyane, Mayotte) : Au sein de la famille des départements et régions d’Outre-mer, La Réunion occupe une position intermédiaire. Elle a une histoire scolaire plus ancienne que la Guyane ou Mayotte (qui n’avaient qu’un nombre infime de collèges ou lycées il y a 50 ans). Les Antilles (Martinique, Guadeloupe) ont, comme La Réunion, une longue tradition éducative mais font face ces dernières années à une baisse drastique des effectifs liée à l’exode de leur jeunesse et au vieillissement démographique. Ainsi, en Martinique, la rentrée 2023 a été marquée par la fermeture de classes faute d’élèves, ce qui est l’exact opposé de Mayotte où l’on peine à scolariser une population très jeune et en forte croissance. Mayotte constitue un cas extrême de fracture territoriale en matière scolaire : la pénurie de salles de classe y est telle que la rentrée 2023 a dû être reportée de plusieurs jours dans certaines communes faute de pouvoir accueillir les élèves dans des conditions décentes (manque de places, établissements inachevés). Le Journal de Mayotte titrait sur “de fortes disparités” lors de la rentrée de janvier 2025, soulignant qu’entre les villages bien dotés et ceux démunis en écoles, un fossé immense s’est creusé. La Guyane également connaît des disparités criantes entre Cayenne et l’intérieur amazonien, où l’isolement géographique complique le recrutement d’enseignants et la construction d’écoles. Comparativement, La Réunion apparaît mieux équipée et organisée, avec la totalité de ses enfants scolarisés dès 3 ans et un maillage d’établissements plus serré. Il n’en demeure pas moins que les problématiques de logement des enseignants, de vétusté du bâti scolaire et de précarité sociale des familles sont des points communs à tous ces territoires insulaires.
- Comparaisons internationales insulaires : Si l’on élargit au-delà des DROM, d’autres territoires insulaires offrent des parallèles intéressants. Par exemple, l’Île Maurice voisine a également dû investir massivement pour scolariser sa jeune population et réduire les écarts entre districts urbains et villages ruraux. L’accès au numérique éducatif y est très inégal selon les régions, tout comme à La Réunion. De même, des îles développées comme la Corse ou la Sardaigne en Méditerranée connaissent des disparités entre zones littorales (plus riches, mieux dotées en lycées) et zones montagneuses de l’intérieur (perte d’habitants, classes uniques). Le caractère insulaire accentue souvent les fractures internes car les mobilités résidentielles sont limitées et les écarts de richesse plus visibles sur un petit territoire. La Réunion partage cet enjeu de cohésion territoriale avec beaucoup d’îles : la nécessité de maintenir une égalité d’opportunités éducatives sur l’ensemble de son sol, malgré les contraintes géographiques (distances, enclavement de certaines vallées) et les héritages socio-historiques.
En résumé, le cas de La Réunion illustre à la fois des spécificités locales (calendrier adapté, forte proportion d’éducation prioritaire) et des traits communs à l’Outre-mer et aux petites îles (infrastructures parfois défaillantes, difficulté à attirer les personnels, contrastes marqués entre micro-régions). La rentrée scolaire est un instant privilégié pour comparer ces situations : c’est un indicateur avancé, non seulement des fractures territoriales réunionnaises, mais aussi d’un défi universel pour les territoires insulaires de taille modeste. La vigilance des autorités sur ces comparaisons permet d’importer des solutions qui ont fonctionné ailleurs (par exemple, tel modèle de transport scolaire en zone montagneuse) et d’exiger une solidarité nationale à la hauteur des écarts constatés.
Scénarios prospectifs à l’horizon 2030 : quels risques si les fractures perdurent ?
Si aucune action d’ampleur n’est menée pour résorber les inégalités territoriales en matière d’éducation, plusieurs scénarios préoccupants pourraient se concrétiser d’ici 2030 :
- Creusement des écarts de réussite scolaire : Les conditions difficiles constatées dans certaines zones (bâti inadapté, absentéisme enseignant récurrent, environnement socio-économique précaire) risquent de se traduire par une réussite moindre des élèves concernés. À horizon 2030, on pourrait voir se consolider un « deuxième système éducatif » au rabais dans les poches les plus fragiles du territoire. Par exemple, les élèves scolarisés dans les écoles mal équipées et non rénovées accumuleront davantage de retard et de décrochage. Faute de correction, le taux de décrochage scolaire – aujourd’hui déjà supérieur à la moyenne nationale – pourrait stagner voire augmenter localement, hypothéquant l’élévation générale du niveau de qualification sur l’île. Un indicateur avancé en serait le Diplôme national du brevet : si en 2022 le taux d’accès au brevet à La Réunion égalait la moyenne nationale, cet acquis pourrait se perdre dans les zones délaissées, avec des collégiens moins bien préparés.
- Exode ou déplacement interne des familles : Confrontés à la dégradation de l’offre éducative locale, certains ménages pourraient être tentés de déménager vers les communes mieux dotées ou vers la métropole pour les plus aisés. On assisterait alors à une aggravation de la ségrégation résidentielle : les quartiers avec de “bonnes écoles” attireraient les classes moyennes, tandis que les autres cumuleraient difficultés scolaires et paupérisation. Ce scénario existe déjà en filigrane (beaucoup de familles réunionnaises ambitieuses envoient leurs enfants faire leurs études supérieures en métropole, voire dès le lycée). D’ici 2030, si rien n’est fait, on pourrait voir se multiplier des phénomènes d’évitement : des parents évitant d’inscrire leur enfant dans le collège de secteur jugé trop faible, cherchant des dérogations vers un autre établissement, etc. À l’échelle de l’île, cela conduirait à un déséquilibre démographique accru entre microrégions. Le Nord, qui est déjà attractif, continuerait de gagner des habitants au détriment de l’Ouest ou du Sud si ceux-ci sont perçus comme offrant un moindre avenir scolaire. Un tel mouvement irait à l’encontre de l’équilibre territorial recherché et pourrait accentuer la désertification de certains secteurs ruraux.
- Pénurie chronique de personnels qualifiés dans les zones difficiles : En 2030, les problèmes de recrutement d’enseignants et de cadres éducatifs pourraient s’aggraver dans les endroits les moins attractifs. Si les mutations non choisies et l’exil des jeunes enseignants réunionnais perdurent, certaines écoles des Hauts ou des confins de l’île pourraient fonctionner quasi exclusivement avec des personnels contractuels de passage, renouvelés fréquemment. Un cercle vicieux menace de s’installer : conditions de travail difficiles → fuite des enseignants expérimentés → arrivée de remplaçants moins aguerris → baisse de la qualité pédagogique → résultats en berne → conditions encore plus difficiles. Ce cycle, déjà redouté par les syndicats, pourrait miner durablement la réputation de certaines écoles ou collèges. D’ici 2030, sans mesures incitatives, on peut craindre que des postes restent non pourvus plusieurs mois dans l’Est ou le Sud sauvage, perturbant gravement la scolarité des élèves.
- Aggravation du retard infrastructurel et risques sécuritaires : Le patrimoine scolaire vieillit inexorablement. Sans investissement massif en rénovation, le nombre d’établissements présentant des pathologies du bâti (toitures amiantées, ventilations défaillantes, risques sismiques non traités, etc.) augmentera. À l’horizon 2030, des écoles construites dans les années 1970 atteindront 60 ans d’âge sans réhabilitation majeure – une situation potentiellement dangereuse pour la sécurité des enfants. Les épisodes récents de plafonds effondrés ou de bâtiments évacués pour fissures pourraient devenir plus fréquents. Un scénario noir serait celui d’un accident grave dans une école mal entretenue, qui viendrait tristement confirmer les alertes lancées depuis des années sur l’« école en sous-France ». Par ailleurs, le changement climatique pourrait amplifier les problèmes : températures encore plus élevées en été austral, cyclones intenses – autant d’épreuves pour des bâtiments scolaires qui peinent déjà à assurer des conditions normales (par exemple, salles de classe surchauffées à plus de 32°C en février, faute d’isolation ou de brasseurs d’air).
- Impact socio-économique à long terme : Si les fractures territoriales éducatives ne sont pas corrigées, La Réunion de 2030 risque de voir se perpétuer un chômage de masse et une dépendance sociale dans les zones où l’école n’aura pas pu jouer son rôle d’ascenseur. Un faible niveau de qualification dans certaines communes se traduira par une moindre attractivité économique, dissuadant les entreprises de s’y implanter, fermant le cercle vicieux du sous-développement local. On peut imaginer en 2030 un territoire insulaire encore plus dual qu’aujourd’hui, avec d’un côté des pôles urbains dynamiques (Saint-Denis, la côte Ouest touristique…) concentrant emplois qualifiés et élites formées, et de l’autre des « poches » reléguées (cirques de montagne, Est rural) où une partie de la jeunesse décroche et survit de petits boulots ou de transferts sociaux. Ce scénario d’une Réunion à plusieurs vitesses est précisément ce qu’il faut éviter, et l’école est à la fois le thermomètre et le levier pour agir.
Naturellement, ces projections ne sont pas une fatalité. Elles visent à souligner l’urgence d’agir dès maintenant pour que la carte scolaire de 2030 ne soit pas le reflet figé des inégalités actuelles. Des correctifs et des politiques volontaristes peuvent infléchir ces tendances. C’est pourquoi les décideurs locaux, en particulier les maires à l’approche des municipales de 2026, ont un rôle crucial à jouer dans la correction de ces fractures annoncées.
Recommandations opérationnelles pour réduire les fractures territoriales
Face à ces constats, des actions concrètes et neutres politiquement peuvent être préconisées à l’attention des décideurs locaux, notamment les maires, pour garantir une rentrée scolaire plus équitable sur tout le territoire. À l’orée des élections municipales de 2026, il est opportun que les candidats intègrent dans leur programme des mesures fortes en matière d’éducation. Voici quelques recommandations pragmatiques :
- Lancer un plan de rénovation et d’adaptation du bâti scolaire – « Plan Marshall » des écoles. Les maires, compétents pour les écoles primaires, devraient recenser en urgence les besoins de rénovation dans leurs établissements : mise aux normes de sécurité, désamiantage, accessibilité handicapés, et surtout rénovation thermique. Un plan de financement, en s’appuyant sur l’État et l’Europe, doit permettre d’ici 2030 de réhabiliter les écoles des communes les plus en retard. Cela inclut l’isolation des toitures et murs, la protection solaire des cours et façades, l’installation de ventilations naturelles ou mécaniques et de brasseurs d’air. Ces aménagements amélioreront le confort des élèves et des enseignants, et sont indispensables dans le contexte de chaleur tropicale. Un “Observatoire du bâti scolaire” local pourrait être créé pour suivre l’avancement de ces travaux commune par commune et garantir qu’aucune école ne reste « passoire thermique » ou structurellement dangereuse.
- Garantir les conditions d’une rentrée sans accroc matériel. Il est intolérable qu’en 2025 ou 2026 des enfants ne puissent faire leur rentrée à la date prévue pour cause de chantier non terminé. Les collectivités (mairies pour les écoles, Département pour les collèges, Région pour les lycées) doivent anticiper les travaux pendant les vacances et exiger des entreprises des garanties d’achèvement. En pratique, cela peut passer par des pénalités de retard plus fortes dans les marchés publics de rénovation scolaire, et par une meilleure coordination en amont entre chefs d’établissements, élus et prestataires. Chaque maire devrait établir un calendrier pluriannuel des travaux dans ses écoles, en le rendant public, pour informer la communauté éducative de l’échelonnement des améliorations à venir et éviter les mauvaises surprises à la veille de la rentrée.
- Équiper uniformément les écoles en outils pédagogiques modernes. Pour réduire la fracture numérique et pédagogique, les municipalités doivent veiller à ce que chaque école, y compris en zone rurale, dispose d’un socle d’équipements minimum : connexion Internet haut débit, quelques postes informatiques ou tablettes par classe, un vidéoprojecteur ou tableau numérique, une bibliothèque d’école renouvelée, etc. Les communes peuvent mutualiser leurs moyens (via les intercommunalités ou des groupements d’achat) afin de négocier de meilleurs prix et d’assurer la maintenance du matériel. L’État propose des dotations (plan numérique éducatif) qu’il faut saisir. Aucune classe de La Réunion ne doit rester à l’écart de la digitalisation éducative sous prétexte d’isolement géographique.
- Renforcer les dispositifs d’accompagnement périscolaire partout. L’accueil du matin, la cantine de midi et l’étude du soir sont des services essentiels pour les familles et pour la réussite des élèves. Les maires, en partenariat avec les associations locales, devraient s’engager à offrir ces services sur l’ensemble de leur commune, y compris dans les écarts. Cela peut passer par le recrutement d’animateurs et la mise en place de transports scolaires adaptés. Une attention particulière doit être portée aux communes rurales ou enclavées : pourquoi ne pas imaginer, par exemple, des navettes vers une cantine centrale intercommunale lorsque une petite école n’a pas les moyens d’avoir sa propre restauration ? De même, des bus pourraient être affrétés pour ramener les enfants de villages isolés après les activités périscolaires de l’après-midi. L’État peut co-financer via la Caisse d’allocations familiales (CAF) ces initiatives visant à assurer l’égalité d’accès au périscolaire.
- Innover dans le recrutement et la fidélisation des enseignants. Même si le recrutement des professeurs dépend de l’Éducation nationale, les élus locaux peuvent peser pour adapter certaines règles aux réalités ultramarines. Une piste serait d’expérimenter un recrutement local sur profils pour les zones en tension (par exemple permettre aux lauréats réunionnais d’un concours d’être directement affectés dans l’académie sans passer par le mouvement national). Les maires peuvent soutenir cette demande auprès du ministère, via l’Association des maires, et parallèlement agir sur l’attractivité locale : réserver des logements à loyers modérés pour les jeunes enseignants venant de métropole dans les communes où le turn-over est élevé, offrir des avantages en nature (prise en charge d’une partie du billet d’avion de congé bonifié, crèches municipales prioritaires pour les enfants d’enseignants, etc.). L’objectif est d’ancrer les enseignants dans leur territoire, car un professeur qui reste 5 ou 10 ans dans la même école y développe un véritable projet et fait progresser les élèves, là où une rotation annuelle empêche tout suivi.
- Valoriser le rôle des maires “éducateurs”. Les municipales de 2026 seront l’occasion de mettre l’éducation au cœur du débat local. Chaque candidat devrait présenter un projet éducatif de territoire ambitieux, construit avec la communauté scolaire. Il pourrait comprendre la création de « cités éducatives locales » réunissant école, collège, associations, services sociaux, pour accompagner chaque enfant du primaire au secondaire. Les maires élus devront ensuite animer ce projet en véritable pilote territorial de l’éducation. Cela signifie : organiser régulièrement des réunions avec les directeurs d’école et les principaux de collège pour identifier les besoins ; suivre les indicateurs clés (absentéisme, résultats aux évaluations, climat scolaire) et agir en prévention (par exemple en déployant des médiateurs familiaux dans les quartiers en difficulté, ou en soutenant des ateliers de soutien scolaire gratuit). Le maire a un rôle de coordinateur qui peut faire la différence dans la réussite éducative locale. Une attention spécifique doit être portée aux transitions (de la maternelle à l’élémentaire, puis au collège) afin d’harmoniser les pratiques et de ne laisser aucun enfant “décrocher” dans ces moments charnières.
- Promouvoir la coopération intercommunale et le partage des bonnes pratiques. Les fractures territoriales peuvent être atténuées si les communes unissent leurs forces. La création d’un réseau des maires pour l’école à La Réunion permettrait d’échanger sur les solutions qui marchent. Par exemple, si une commune a réussi à introduire l’apprentissage intensif du français dès la maternelle pour des enfants créolophones avec de bons résultats, ce retour d’expérience pourrait bénéficier à d’autres. De même, les moyens peuvent être partagés : un psychologue scolaire itinérant financé à plusieurs, une équipe mobile d’enseignants remplaçants à l’échelle d’une intercommunalité pour pallier les absences de dernière minute, etc. L’État, via le rectorat, pourrait soutenir ces démarches en fléchant des ressources vers les projets collaboratifs entre communes visant à réduire les écarts (par exemple, aider deux communes limitrophes – l’une favorisée, l’autre défavorisée – à monter des classes de découverte communes pour mixer les publics).
- Suivre et évaluer les progrès de manière transparente. Enfin, il est recommandé de mettre en place un tableau de bord territorial de l’éducation accessible au public. Celui-ci comporterait des indicateurs par commune ou microrégion : taux de réussite aux examens, taux d’élèves en retard, taux d’équipement numérique des écoles, part du budget communal dédiée aux écoles, etc. La publication annuelle de ces données (tout en respectant l’anonymat des élèves) créerait un électrochoc de transparence et inciterait chaque élu à améliorer son bilan éducatif. À l’approche de 2030, on pourrait alors mesurer objectivement si les fractures se comblent ou se creusent. Cette culture de l’évaluation est encore balbutiante, mais elle peut s’appuyer sur les outils existants (l’Académie dispose de statistiques fines, qu’elle pourrait territorialiser davantage).
En appliquant ces recommandations, de manière apolitique et pragmatique, les décideurs locaux de La Réunion ont les moyens d’atténuer les fractures territoriales dont la rentrée scolaire est le révélateur. Il ne s’agit pas seulement d’un impératif moral ou égalitaire, c’est aussi une condition du développement harmonieux de l’île. Une jeunesse bien formée partout, c’est à terme un tissu économique et social plus solide, moins de chômage endémique et plus de cohésion. À l’inverse, laisser perdurer des inégalités de destin scolaire reviendrait à fragiliser l’ensemble du territoire. La rentrée scolaire de chaque année doit donc devenir, pour les maires et les acteurs éducatifs, un rendez-vous préparé et anticipé collectivement, afin que chaque enfant réunionnais, du cirque le plus reculé à la ville la plus peuplée, puisse démarrer l’année avec les mêmes chances de réussite. C’est le sens profond de l’égalité républicaine que cette mobilisation locale, en 2026 et au-delà, doit chercher à concrétiser.
Sources : Académie de La Réunion (chiffres et études statistiques), Insee Analyses Réunion, articles de presse locale (Zinfos974, Linfo.re) sur la rentrée scolaire, interventions d’élus et de syndicats (PCR, SGEN-CFDT), revue Les cahiers de l’éducation sur les inégalités ultramarines. Ces sources convergent pour dresser un constat rigoureux des écarts territoriaux à La Réunion et éclairer les pistes d’action pour les réduire.


