Introduction : un débat mondial aux promesses économiques
La question de la légalisation du cannabis – qu’il s’agisse de son usage thérapeutique ou récréatif – anime de nombreux pays. Depuis la pionnière Uruguay en 2013 jusqu’au Canada en 2018, en passant par plusieurs États américains, une vague de réformes s’est engagée dans le monde. Plus de pays autorisent aujourd’hui l’usage médical du cannabis, et certains encadrent même un usage récréatif, chacun espérant profiter de ce « nouvel or vert ». En effet, le marché mondial légal du cannabis (tous usages confondus) connaît une croissance rapide : le seul segment du cannabis médical pourrait atteindre près de 55,8 milliards de dollars en 2025 (environ 49 milliards d’euros), soit presque cinq fois la taille qu’il avait en 2015. De nombreux États se positionnent pour capter ces opportunités économiques : « de plus en plus de pays se lancent dans la course au cannabis légal, et chacun d’entre eux se bat pour obtenir la meilleure place », souligne un média réunionnais. Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger : La Réunion, territoire français de l’océan Indien, pourrait-elle faire de la légalisation encadrée du cannabis un levier de développement agricole et d’exportation ?
Cette thèse propose une réflexion stratégique sur l’intérêt – ou non – d’une telle politique à La Réunion, en particulier pour le cannabis à usage thérapeutique et industriel. Après un état des lieux réglementaire en France et ailleurs, nous analyserons le potentiel agricole de l’île, les usages envisageables de cette filière, puis les retombées économiques qu’on peut en attendre. Nous n’éluderons pas les freins juridiques, institutionnels et sociétaux qui jalonnent ce débat. Enfin, nous esquisserons des pistes pour un modèle réunionnais encadré, avant de formuler des recommandations concrètes au niveau territorial.
État des lieux réglementaire : de la France aux expériences internationales
En France : interdiction générale et timide ouverture thérapeutique
Le cadre légal français actuel est parmi les plus stricts d’Europe vis-à-vis du cannabis. La loi du 31 décembre 1970 classe le cannabis (comme l’ensemble des « stupéfiants ») parmi les substances illicites, au même titre que l’héroïne ou la cocaïne. À ce titre, toute possession, production, transport ou vente de cannabis est prohibée et lourdement sanctionnée. L’usage illicite de cannabis constitue un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende (article L3421-1 du Code de la santé publique). En pratique, depuis 2020, la réponse pénale s’est partiellement assouplie avec l’instauration d’une amende forfaitaire délictuelle de 200 € pour usage simple, afin de simplifier le traitement des infractions tout en maintenant l’interdit. Néanmoins, le principe de prohibition demeure le socle de la politique publique, justifié par la protection de la santé publique et la lutte contre le trafic. Le cannabis étant classé en France dans la liste des stupéfiants établie conformément aux conventions internationales, il ne peut être utilisé librement sans dérogation spécifique.
Longtemps, la France est donc restée en retrait de la tendance à la régulation observée ailleurs. Toutefois, une ouverture limitée dans le domaine thérapeutique a été amorcée récemment. Après de nombreux débats médicaux et parlementaires, un cadre expérimental d’accès au cannabis médical a été lancé en mars 2021 sous l’égide de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Ce programme pilote, prévu initialement pour deux ans, a permis à environ 3 000 patients en France de recevoir des médicaments à base de cannabis (huiles, gélules ou fleurs séchées à inhaler) dans des indications précises – douleurs réfractaires, épilepsies sévères, soins palliatifs, spasticité de sclérose en plaques, etc.. La Réunion a été incluse dans ce panel : au CHU de La Réunion, des patients atteints de cancer, de sclérose en plaques ou d’autres pathologies lourdes ont pu bénéficier du cannabis thérapeutique dans ce cadre expérimental. Très attendue par les malades, cette expérimentation a officiellement pris fin le 31 décembre 2024, mais une période de transition a été mise en place jusqu’au 31 mars 2026 pour permettre aux 1 800 patients déjà inclus de continuer leur traitement en attendant une éventuelle généralisation. En revanche, aucun nouveau patient n’est admis depuis mars 2024, signe que la France n’a pas encore acté une légalisation pleine et entière de l’usage médical du cannabis. Le gouvernement étudie toujours la création d’une filière nationale de production et de distribution en lien avec cette future possible légalisation médicale. D’ailleurs, un décret début 2022 a posé un cadre pour la culture du cannabis à usage médical sous strict contrôle, préfigurant la montée en puissance d’une production française si le feu vert politique est donné. Pour l’heure, la France importe l’intégralité des produits utilisés dans l’expérimentation (provenant de pays producteurs comme le Canada, les Pays-Bas ou l’Australie) et n’autorise la culture du chanvre qu’à des fins industrielles ou de bien-être (CBD), et sous conditions.
En effet, s’agissant du chanvre bien-être (CBD), la France a dû adapter sa réglementation sous la contrainte européenne. En novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé illégale l’interdiction française de commercialiser le CBD, estimant que cette molécule non psychotrope « ne peut être considérée comme un stupéfiant » et qu’un État membre ne peut s’opposer à la vente de CBD légalement produit dans un autre État de l’UE. À la suite de cet arrêt (affaire Kanavape), la France a modifié son arrêté encadrant le chanvre en autorisant les produits CBD dès lors que le taux de THC qu’ils contiennent n’excède pas 0,3 % (seuil relevé depuis l’ancien 0,2 % conformément à l’évolution de la PAC européenne). La culture de variétés de chanvre inscrites au catalogue européen est donc légale pour les agriculteurs, mais la récolte et la vente des sommités fleuries sont strictement encadrées. Après des hésitations (un arrêté de 2021 avait tenté d’interdire la vente de fleurs brutes de CBD, avant d’être suspendu par le Conseil d’État), il est désormais admis que des boutiques spécialisées commercialisent des fleurs et produits au CBD sur le territoire français. Néanmoins, la France maintient une ligne dure contre le cannabis à usage récréatif : aucune dépénalisation de la consommation n’est à l’ordre du jour (malgré des débats parlementaires en 2021), et les autorités mettent en garde contre les risques sanitaires et sécuritaires d’une légalisation « loisirs ».
Au niveau européen, il n’existe pas de législation unifiée du cannabis : chaque État membre définit sa politique, dans le respect toutefois des conventions internationales et de certaines directives (notamment sur les médicaments ou la sécurité sanitaire). La plupart des pays de l’UE ont légalisé l’usage médical du cannabis sous conditions (Allemagne, Italie, Portugal, etc.), et quelques-uns amorcent un tournant sur l’usage récréatif. Par exemple, Malte a légalisé fin 2021 la détention de petites quantités et la culture personnelle encadrée, et expérimente des clubs de cannabis. L’Allemagne, plus grand pays de l’UE, s’apprête en 2024–2025 à autoriser des cannabis social clubs et une vente encadrée à titre récréatif dans certaines régions pilotes, tout en développant sa filière de cannabis médical depuis 2017. Les Pays-Bas tolèrent de longue date la vente au détail dans les coffee shops mais commencent seulement en 2023 un projet test de légalisation de la production pour approvisionner légalement ces établissements. Globalement, l’Union européenne observe ces évolutions sans les coordonner, se contentant d’accompagner la recherche médicale sur le cannabis et de préciser le statut du CBD dans le marché commun.
Ailleurs dans le monde : Canada, Uruguay, Suisse, Polynésie, Afrique australe
Hors de France, plusieurs expériences de régulation du cannabis offrent des enseignements contrastés. Le Canada est devenu en octobre 2018 le premier grand pays du G7 à légaliser l’usage récréatif du cannabis au niveau fédéral. Un strict cadre public-privé y a été mis en place : licences d’État pour les producteurs, distribution contrôlée via des magasins agréés par les provinces, et taxation spécifique. Parallèlement, le Canada disposait déjà d’un programme de cannabis médical depuis 2001, qui a été intégré à la filière légale. Sept ans après, le bilan économique canadien est marquant : l’industrie légale du cannabis a généré plus de 15 milliards de dollars canadiens de recettes fiscales (directes et indirectes) et a créé plus de 151 000 emplois depuis 2018. Sur la seule période 2018–2021, ce secteur a contribué pour 43,5 milliards $CA à l’économie canadienne, en comptant les effets induits sur la construction, les services, etc.. Environ 43 500 personnes sont employées directement dans les cultures, laboratoires, boutiques et autres activités du cannabis légal, et près de 88 600 emplois supplémentaires ont été générés indirectement. Le Canada a ainsi démontré le potentiel d’un marché régulé pour créer de l’activité économique, tout en observant une baisse du marché illicite et une stabilité de la consommation chez les jeunes (selon les rapports officiels). Néanmoins, ce modèle s’accompagne de coûts de régulation élevés et d’enjeux de santé publique (éducation, contrôle de la puissance des produits, etc.) que le gouvernement fédéral continue de gérer.
L’Uruguay, de son côté, a été le précurseur mondial en légalisant entièrement le cannabis dès 2013. Son approche est très étatique : un monopole d’État sur la distribution via les pharmacies, un registre national des usagers (qui doivent être majeurs et résidents) et un plafonnement strict des quantités. L’objectif initial était avant tout sanitaire et sécuritaire – éliminer le marché noir et les trafics – plus que de créer une filière d’exportation. Après une décennie, environ 50 000 Uruguayens se sont inscrits pour acheter du cannabis en pharmacie à prix régulé, ce qui couvre une partie de la demande interne et a fait chuter les ventes illégales. Sur le plan économique, l’Uruguay a vu émerger quelques entreprises dans le cannabis médical et le chanvre industriel destinés à l’export (notamment vers l’Europe et l’Amérique du Nord), profitant d’un cadre légal favorable pour attirer les investisseurs étrangers. Toutefois, la petite taille du pays limite l’essor d’un marché intérieur et les revenus fiscaux restent modestes. L’Uruguay montre qu’une légalisation peut réussir sur le plan de la sécurité publique (réduction de la criminalité liée aux stupéfiants) sans pour autant devenir un « eldorado » économique : tout dépend de l’orientation donnée (santé publique vs. industrie d’exportation).
En Europe non-membre de l’UE, la Suisse offre un exemple intéressant d’innovation réglementaire. Depuis plusieurs années, la Suisse autorise la vente libre de cannabis à faible teneur en THC (moins de 1 %), souvent appelé cannabis CBD, qui est utilisé comme produit de bien-être ou de substitution, et vendu dans des boutiques spécialisées ou des bureaux de tabac. Ce marché du chanvre light a connu un essor rapide en Suisse, créant une nouvelle filière agricole et commerciale sans effets stupéfiants. Par ailleurs, la Confédération helvétique a initié en 2022–2023 des projets pilotes de légalisation contrôlée du cannabis récréatif dans plusieurs villes (Bâle, Zurich, Lausanne, etc.). Ces essais scientifiques autorisent quelques milliers de participants volontaires à acheter du cannabis à usage récréatif dans des pharmacies ou clubs dédiés, afin d’étudier les impacts d’une régulation sur la santé, la consommation et le marché noir. Les premiers résultats apparaissent positifs (produits de meilleure qualité, consommateurs mieux sensibilisés, pas d’augmentation majeure de la consommation). La Suisse envisage, si ces pilotes sont concluants, de généraliser à l’avenir un modèle de distribution régulée non prohibitionniste.
Dans le Pacifique, la Polynésie française – collectivité d’outre-mer disposant d’une autonomie législative – a récemment franchi un cap significatif. « Le 7 avril 2025, l’Assemblée de Polynésie a adopté à une large majorité un projet de loi du Pays légalisant certaines activités liées au cannabis thérapeutique et au cannabis dépourvu de propriétés stupéfiantes (CBD) ». Cette loi locale distingue clairement le cannabis médical (contenant du THC, réservé aux patients sur prescription) et le chanvre bien-être (CBD < 0,3 % THC). Elle prévoit une phase pilote d’expérimentation avec un nombre restreint d’acteurs agréés, sous le contrôle des autorités sanitaires et agricoles. Concrètement, une dizaine de cultivateurs polynésiens pionniers vont être autorisés à planter du chanvre industriel, à condition d’utiliser des semences certifiées sans THC, de respecter des normes strictes (pas de pesticides ni métaux lourds), et de rester sous un régime d’agrément public. L’objectif affiché par le gouvernement polynésien est double : offrir aux patients un accès local à des médicaments à base de cannabis thérapeutique d’ici fin 2024 (via l’importation maîtrisée de produits THC pharmaceutiques, et à terme une production locale), et ouvrir une nouvelle filière économique autour du CBD et du chanvre industriel pour diversifier l’agriculture locale. Cette avancée polynésienne, saluée par le syndicat local du chanvre après plusieurs années de plaidoyer, montre qu’au sein même des territoires français, des approches différenciées émergent lorsque le statut d’autonomie le permet. La Polynésie a dû néanmoins rassurer la population : le ministre de la Santé a précisé qu’il faudra trouver les mots en langue tahitienne pour bien expliquer qu’« on n’a pas autorisé le paka (cannabis) pour tout le monde de manière récréative, mais bien pour mieux soigner les malades ». Cette pédagogie est essentielle pour lever les craintes et éviter les amalgames entre cannabis thérapeutique et usage libre.
Enfin, en Afrique australe, on assiste également à un mouvement d’ouverture motivé autant par des enjeux de santé que par le développement agricole. L’Afrique du Sud a dépénalisé en 2018 l’usage personnel de cannabis dans la sphère privée, à la suite d’un arrêt de sa Cour constitutionnelle qui a jugé les lois prohibitionnistes contraires aux droits fondamentaux. Après plusieurs années de débats, le président Cyril Ramaphosa a signé en mai 2024 la loi « Cannabis for Private Purposes Act », légalisant formellement la culture et l’usage du cannabis par les adultes à des fins privées. S’il ne s’agit pour l’instant pas d’un marché commercial libre (la vente reste interdite, hormis pour l’usage médical encadré), cette loi sud-africaine s’inscrit dans une stratégie de long terme : le président a publiquement souligné « l’immense potentiel du marché du chanvre et du cannabis » pour créer des emplois et de l’activité. Le gouvernement sud-africain estime en effet que la régulation de ce secteur pourrait générer plus de 130 000 nouveaux emplois dans le pays, et a engagé la simplification des procédures pour encourager une industrie nationale du cannabis (à l’image du Lesotho voisin). Cette perspective économique importante, dans un pays confronté à un chômage massif, a été un argument clé pour faire accepter la réforme. En parallèle, plusieurs pays d’Afrique australe se sont lancés dans la culture du cannabis médical destinés à l’exportation. Le Lesotho, petit royaume enclavé dans les montagnes, a été dès 2017 le premier État africain à délivrer des licences à des entreprises pour cultiver du cannabis thérapeutique. En 2021, une société lesothane (MG Health) est même devenue la première en Afrique à obtenir la certification EU-GMP pour exporter ses fleurs et huiles de cannabis médical vers l’Union européenne. Implantée à 2000 m d’altitude, cette entreprise emploie déjà 250 personnes et prévoit d’étendre son effectif à 3 000 emplois locaux pour répondre à la demande internationale. D’autres pays de la région suivent le pas : le Zimbabwe et le Zambie ont autorisé la culture de cannabis médical sous licence, tout comme le Malawi ou l’Eswatini, attirant des investissements dans des plantations destinées aux marchés occidentaux. Ces initiatives africaines démontrent que le cannabis, jadis produit illégalement dans la région, peut devenir un produit agricole d’exportation à forte valeur ajoutée, pour peu que les normes de qualité internationales soient respectées. Toutefois, elles rappellent aussi que la consommation locale de cannabis (à usage récréatif) reste souvent illégale dans ces pays, ce qui crée un paradoxe : la plante est cultivée légalement pour être vendue à l’étranger, tandis que son usage domestique demeure en partie clandestin ou toléré.
En synthèse, le panorama international montre une évolution générale vers l’assouplissement du régime du cannabis, mais selon des modalités variées. Certains territoires ont misé sur le cannabis thérapeutique et le chanvre industriel comme nouvelles filières agricoles et industrielles (Canada, Lesotho, Polynésie), d’autres ont surtout une visée de santé publique ou de sécurité (Uruguay, Afrique du Sud, certains États européens). Les retours d’expérience soulignent l’importance d’un encadrement rigoureux : la légalisation n’est pas un laissez-faire, elle nécessite des réglementations spécifiques, des contrôles de qualité, et souvent une montée en compétence des acteurs publics et privés. C’est fort de ces enseignements que l’on peut réfléchir à l’opportunité et aux modalités d’une politique réunionnaise du cannabis. Quel serait l’atout de La Réunion dans ce domaine ? Quelles conditions devraient être réunies pour en faire un succès et non un échec ?
Potentiel agricole et climatique de La Réunion pour la culture du cannabis
La Réunion, île tropicale volcanique, présente des atouts naturels indéniables pour la culture du cannabis sous diverses formes. Les spécialistes soulignent que le climat réunionnais est particulièrement favorable : l’île bénéficie d’un fort ensoleillement et de températures chaudes permettant des cultures en plein champ et en plein soleil toute l’année, sans interruption saisonnière marquée. Du niveau de la mer jusqu’aux hauts plateaux (au-delà de 1 000 m d’altitude), on y trouve une grande diversité de microclimats et de sols, offrant la possibilité d’adapter les variétés de cannabis à différentes conditions (humidité sur les côtes est, sécheresse relative à l’ouest, fraicheur nocturne en altitude, etc.). Cette diversité agronomique et climatique a fait ses preuves dans d’autres filières : par exemple, les rendements de la canne à sucre varient fortement selon les zones de l’île (de 70 à 140 tonnes/ha) en raison de ces différences locales, mais cela signifie aussi qu’on peut choisir les emplacements optimaux pour chaque culture. Pour le cannabis, cela pourrait permettre de cultiver aussi bien des plants destinés à la fibre (qui poussent mieux en plaine humide) que des plants à forte teneur en principes actifs (qui peuvent préférer l’altitude plus fraîche).
Un argument souvent mis en avant est que La Réunion est le seul territoire français à posséder des variétés endémiques de cannabis. Historiquement, du chanvre appelé localement “zamal” a été introduit sur l’île dès le XVIIIe siècle par les esclaves et engagés venus d’Afrique, de Madagascar, d’Inde ou de Chine. Au fil des décennies, ces différentes génétiques importées se sont acclimatées et croisées, donnant naissance à une famille de cannabis locale, adaptée aux conditions réunionnaises. Le zamal réunionnais est réputé pour sa vigueur et sa richesse en arômes, au point que certains le considèrent presque comme une sous-espèce particulière. Bien qu’il soit cultivé clandestinement (la consommation de zamal reste élevée localement, environ un tiers des Réunionnais auraient déjà consommé selon certaines études), il pousse aisément dans l’île, parfois à l’état semi-sauvage, malgré l’interdiction : « le zamal pousse bien à La Réunion malgré les interdits », notait dès 2020 un article local. Cette réserve génétique et ce savoir-faire empirique constituent un point de départ non négligeable pour développer une filière contrôlée. Des agriculteurs locaux connaissent déjà empiriquement la plante et ses exigences, tandis que des associations militantes comme Chanvre Réunion ont entretenu depuis des années l’idée d’une valorisation agricole du zamal.
Par ailleurs, La Réunion dispose d’infrastructures et de compétences agronomiques mobilisables. La filière canne à sucre, dominante pendant des siècles, a doté l’île d’un réseau de planteurs structurés (3 400 exploitations cannières employant 10 500 personnes) et d’organismes d’accompagnement technique (Chambre d’agriculture, coopératives, centres de recherche tels que l’Armeflhor pour l’horticulture). Depuis quelques années, ces acteurs se penchent sérieusement sur le chanvre/cannabis comme piste de diversification : dès 2019, la Chambre d’agriculture de La Réunion, l’association Chanvre Réunion et l’Armeflhor ont tenu des réunions pour définir « un projet technique et professionnel relatif à une potentielle filière chanvre à La Réunion ». Ils ont exploré des questions très pratiques : quelles variétés cultiver, sous quel mode (sous serre ou plein champ), quelles surfaces pourraient y être consacrées, comment adapter la culture au climat local (besoins en eau, risques cycloniques, photopériode proche de l’équateur influençant la floraison, etc.). Des parcelles d’essai ont même été implantées avec des espèces de cannabis non psychotrope (CBD), puisque celles-ci ne sont pas soumises au contrôle des stupéfiants lorsqu’elles respectent le seuil de THC légal. Ces « champs tests » de chanvre industriel, soutenus par l’Armeflhor, ont servi à former des agriculteurs et à évaluer le comportement de variétés certifiées importées en conditions réunionnaises. Les résultats seraient encourageants, avec des plants atteignant 2 à 3 m de haut en quelques mois.
En outre, une start-up réunionnaise innovante, Cannabis Bourbon Research (CBR), s’est créée pour développer la recherche variétale sur le cannabis thérapeutique local. Hébergée au CYROI (plateforme de recherche en biotechnologies de l’île), cette jeune entreprise dirigée par un chercheur en cannabis travaille à « faire des croisements génétiques pour créer de nouvelles variétés adaptées aux besoins médicaux », en particulier en tirant parti des spécificités du terroir réunionnais. Les nouvelles souches qu’il développe sont pensées « pour favoriser la culture à La Réunion, avec les avantages et inconvénients géographiques » propres à l’île. CBR dispose aussi de laboratoires permettant de réaliser les analyses de conformité (teneur en cannabinoïdes, contrôle de la limite 0,3 % THC) sur les récoltes de chanvre CBD des agriculteurs réunionnais. Ce lien entre la recherche et les producteurs locaux est un atout précieux : il garantit que la filière pourra s’appuyer sur une expertise scientifique de pointe (génotypage, contrôle qualité, développement de produits).
En résumé, le potentiel agro-climatique de La Réunion pour le cannabis est réel. L’île offre :
- Une climatologie favorable (ensoleillement et températures permettant plusieurs cycles culturaux annuels en extérieur) ;
- Des sols variés et une biodiversité agricole (présence de variétés locales de zamal) ;
- Un savoir-faire agronomique existant (expérience des agriculteurs, formation possible par les instituts locaux) ;
- Des structures d’appui (Chambre d’agriculture, centres de recherche) déjà mobilisées sur le sujet.
De plus, la culture du chanvre présente des avantages environnementaux notables dans le contexte réunionnais : c’est une plante rustique qui nécessite très peu d’intrants chimiques. Le chanvre n’a quasiment pas besoin d’herbicide (il étouffe naturellement les mauvaises herbes grâce à sa croissance rapide), ce qui est une aubaine pour La Réunion qui est malheureusement le 2ᵉ département français le plus gros utilisateur de glyphosate (herbicide) en agriculture. Introduire le chanvre pourrait contribuer à réduire l’usage de ces pesticides. De plus, le système racinaire du chanvre est profond et fibreux : il améliore la structure des sols, les régénère et prévient l’érosion – un point important sur les terrains en pente de l’île. Enfin, son cycle de croissance court (4 à 5 mois) permettrait d’en faire une culture de rotation entre deux cycles de canne à sucre par exemple, ce qui diversifierait les assolements et pourrait même améliorer les rendements des cultures suivantes.
Bien entendu, tout n’est pas parfait : le climat tropical impose une vigilance face aux ravageurs et maladies (humidité favorisant moisissures sur les inflorescences, insectes tropicaux pouvant s’attaquer aux feuilles). Il faudra sélectionner ou développer des variétés résistantes à ces conditions (d’où l’importance du travail de CBR sur la génétique locale). De même, la photopériode (12h jour/12h nuit toute l’année à La Réunion) peut induire une floraison précoce des variétés de cannabis classiques conçues pour les longues journées d’été continentales ; il faudra donc opter pour des variétés adaptées aux jours courts (typiquement des sativa équatoriales comme le zamal local, ou utiliser des lampes d’appoint si culture sous serre). Ces défis techniques sont cependant surmontables avec de la recherche et de l’accompagnement technique.
En somme, La Réunion dispose de nombreux atouts naturels pour cultiver du cannabis thérapeutique ou du chanvre industriel de qualité, potentiellement à des coûts moindres que dans les climats tempérés (où la culture indoor sous lampes est souvent requise). Cette base favorable pourrait permettre de développer in situ une nouvelle filière agricole, à condition d’identifier quels débouchés et usages seraient pertinents pour l’île.
Usages possibles : du CBD bien-être au cannabis médical, en passant par l’industriel
L’intérêt de légaliser/autoriser le cannabis à La Réunion peut se concevoir pour de multiples usages, qui ne s’excluent pas et peuvent au contraire se compléter au sein d’une filière diversifiée. On peut distinguer deux grands volets : les usages thérapeutiques/médicinaux (avec du cannabis à teneur significative en THC destiné aux patients, donc potentiellement classé comme stupéfiant mais utilisé sous contrôle médical) et les usages industriels ou de bien-être (chanvre à faible teneur en THC, destiné aux extraits de CBD, aux fibres, aux graines, etc., et ne relevant pas du régime des stupéfiants). Voici les principaux segments envisageables :
- Production de CBD et produits de bien-être : le CBD (cannabidiol) est un cannabinoïde non psychotrope prisé pour ses propriétés relaxantes et anti-inflammatoires supposées. Déjà légal en France, il est commercialisé sous forme d’huiles sublinguales, de e-liquides pour cigarette électronique, de tisanes, de cosmétiques (crèmes, baumes) ou de compléments alimentaires. La Réunion pourrait cultiver du chanvre CBD (variétés de Cannabis sativa L. < 0,3 % THC) afin d’extraire localement du cannabidiol de qualité, éventuellement biologique, pour alimenter ce marché en plein essor. Des entrepreneurs locaux y croient : on trouve déjà à La Réunion des boutiques de CBD et même quelques agriculteurs qui se sont lancés dans la culture du chanvre bien-être depuis 2019–2020. Le savoir-faire local en extraction d’huiles essentielles (géranium rosat, vétiver, etc.) pourrait être transféré à l’extraction du CBD pour fabriquer des huiles ou des isolats. La demande mondiale en CBD croît rapidement, notamment dans les secteurs du bien-être et de la cosmétique. Produire du CBD « Made in Réunion » présenterait l’avantage d’un circuit plus court pour approvisionner le marché français/européen et d’une différenciation par la qualité (origine tropicale, éventuelles propriétés spécifiques du zamal local).
- Chanvre industriel (fibres et graines) : Le chanvre est une plante aux multiples débouchés industriels classiques. Ses tiges fournissent des fibres longues et résistantes, utilisables dans le textile (vêtements, cordages, géotextiles) et surtout dans les matériaux écologiques : les fibres de chanvre servent à produire des isolants biosourcés pour la construction, tandis que la partie ligneuse (la chènevotte, partie centrale du tronc) sert à fabriquer du béton de chanvre (mélangé à de la chaux) ou des litières absorbantes pour animaux. Ses graines (chènevis) sont oléagineuses et protéinées : on en extrait une huile alimentaire riche en oméga-3 très prisée en diététique, et le tourteau (résidu) sert de farine protéinée pour l’alimentation (humaine ou animale). À La Réunion, développer une filière de chanvre industriel pourrait alimenter des ateliers de transformation locale (par exemple, produire des isolants en chanvre pour le BTP réunionnais, dans une logique d’économie circulaire et d’autosuffisance de matériaux). On pourrait aussi exporter certaines matières premières (fibres longues, huile cosmétique) vers la France métropolitaine ou la zone régionale. Le parti Génération Écologie Réunion résumait : « le chanvre, on le boit, on le mange, on le porte et on en fait des maisons », pour souligner la polyvalence de cette plante. Cette diversité d’applications offre autant d’opportunités économiques pour les agriculteurs et les entreprises locales, tout en s’inscrivant dans une démarche durable (plante peu polluante, matériau écologique).
- Cannabis à usage médical (fleurs ou extraits pharmaceutiques) : C’est un volet plus sensible car il implique du cannabis à forte teneur en THC, donc relevant du régime des stupéfiants, mais utilisé comme médicament. Les besoins médicaux existent : La Réunion compte des patients souffrant de pathologies lourdes (cancers, sclérose en plaques, douleurs chroniques, glaucome, épilepsies…) qui pourraient bénéficier de médicaments à base de cannabis pour soulager leurs symptômes lorsque les traitements classiques échouent. Jusqu’à présent, dans le cadre de l’expérimentation, ces médicaments (huiles sublinguales, fleurs séchées à vaporiser, gélules) ont été importés. Si la filière se structure, La Réunion pourrait envisager de cultiver localement du cannabis thérapeutique sous licence, avec un contrôle pharmaceutique strict (sélection de variétés riches en THC et/ou CBD selon les indications, cultures en serre sécurisée ou indoor pour garantir une teneur constante en principes actifs, respect des Bonnes Pratiques de Fabrication pharmaceutiques). Les fleurs récoltées seraient ensuite conditionnées en médicaments (matière végétale sèche standardisée, huiles dosées, etc.) éventuellement sur place si un laboratoire pharmaceutique s’implante. L’enjeu principal ici est la qualité et la conformité : la production de cannabis médical exige de pouvoir répéter à l’identique une culture standardisée, en contrôlant minutieusement nutriments, lumière, hygrométrie, teneurs en cannabinoïdes, absence de contaminants… ce qui représente un coût élevé et un savoir-faire pointu. Néanmoins, cela pourrait créer des emplois qualifiés (ingénieurs agronomes, techniciens de laboratoire) et fournir au système de santé local (et national) des médicaments made in Réunion. On peut aussi envisager l’exportation de ces produits finis ou de la matière médicale vers l’Europe, l’océan Indien ou d’autres marchés à forte demande. Notons qu’il existe déjà à La Réunion une petite activité pharmaceutique et biotechnologique (par ex. production d’insuline par le Groupe industriel PHL** – fictif pour l’exemple**), ce qui montre la possibilité d’installer des unités de production de médicaments sur l’île.
- Usages cosmétiques et bien-être traditionnels : Outre le CBD, même le zamal traditionnel peut avoir des usages non récréatifs. À La Réunion, certaines préparations artisanales existent depuis longtemps : huiles de massage au chanvre pour les douleurs articulaires, infusions calmantes (en utilisant des feuilles ou des tiges de chanvre) – bien que la légalité en soit discutable. En légalisant et en encadrant, ces savoirs traditionnels pourraient être valorisés dans des produits cosmétiques ou phytothérapeutiques officiels. Par exemple, des gammes de cosmétiques « bien-être » à base d’huile de chanvre locale (aux vertus nourrissantes pour la peau) pourraient voir le jour, ou des baumes anti-douleur combinant CBD et huiles essentielles locales. Le secteur du spa et du bien-être (assez développé avec le tourisme) pourrait intégrer ces produits péï. Cela rejoint la tendance mondiale du wellness, où le chanvre a toute sa place.
En résumé, la palette des usages du cannabis et du chanvre est vaste. La Réunion pourrait choisir de se positionner sur un ou plusieurs de ces segments en fonction de ses priorités stratégiques :
- Si l’objectif principal est la diversification agricole et l’exportation, le chanvre industriel (fibres, graines) et le CBD de qualité offrent des débouchés concrets dès aujourd’hui, avec une demande mondiale croissante. Ces produits, non stupéfiants, pourraient être cultivés et transformés relativement facilement sous le régime agricole classique (après aménagement de la réglementation locale pour autoriser la récolte de la fleur de CBD, aujourd’hui encadrée nationalement).
- Si l’on vise en plus un positionnement haut de gamme et pharmaceutique, alors développer le cannabis médical local serait un atout, mais cela nécessite un cadre légal spécifique (autorisation par l’État) et des investissements importants pour respecter les standards de l’industrie pharmaceutique. Cependant, La Réunion pourrait ainsi devenir un exportateur de médicaments à base de cannabis vers la métropole ou la zone régionale, ce qui serait un créneau à forte valeur ajoutée (les fleurs de cannabis médical se négocient plusieurs milliers d’euros le kilo sur le marché pharmaceutique).
- Enfin, le marché local réunionnais lui-même ne doit pas être oublié : la consommation récréative de zamal est ancrée dans l’île, malgré l’illégalité. Si un jour la France évoluait vers une dépénalisation générale, La Réunion aurait intérêt à avoir structuré sa production pour répondre à cette consommation locale avec un produit contrôlé (même si ce n’est pas le sujet immédiat, qui se focalise sur thérapeutique/industriel). En attendant, l’usage médical local justifie déjà de pouvoir produire sur place : ne serait-ce que pour fournir les quelques centaines de patients réunionnais qui pourraient bénéficier du cannabis thérapeutique dans les années à venir, une production insulaire éviterait les aléas d’approvisionnement liés à l’importation et créerait de l’activité économique sur place.
Retombées économiques envisagées : emplois, exportations, innovation et diversification
Le développement d’une filière du cannabis à usage thérapeutique et industriel à La Réunion pourrait avoir des retombées économiques multiples, à court et moyen terme. Il convient bien sûr de rester prudent et d’éviter tout excès d’optimisme, mais les premiers chiffrages et comparaisons disponibles permettent d’esquisser les bénéfices potentiels suivants :
- Création d’emplois directs et indirects : Une filière du cannabis mobiliserait de la main-d’œuvre dans différents secteurs. D’abord au niveau agricole : des cultivateurs de chanvre/cannabis seraient nécessaires, ce qui pourrait offrir de nouvelles opportunités aux agriculteurs locaux, notamment aux jeunes agriculteurs en quête de cultures porteuses. La culture du cannabis, selon le niveau de mécanisation, peut être relativement forte pourvoyeuse d’emplois. Par exemple, au Canada, on compte environ 4 emplois directs créés pour chaque million de dollars investis dans le secteur du cannabis, en raison notamment des besoins en main-d’œuvre agricole et en transformation. Si La Réunion développait disons 100 hectares de chanvre (hypothèse modérée) et une ou deux unités de transformation, on peut envisager la création de plusieurs dizaines d’emplois agricoles directs (culture, récolte), auxquels s’ajouteraient des emplois de techniciens (séchage, extraction, laboratoire) et des emplois de services (commercialisation, distribution, contrôle qualité). Par ailleurs, des emplois indirects seraient induits dans la logistique, la construction (par exemple pour construire des serres ou des ateliers de transformation – on a vu qu’au Canada, les effets indirects via la construction de serres ont été significatifs), le conseil agronomique, etc. Dans les pays ayant légalisé, on constate que l’économie du cannabis irrigue de nombreux sous-secteurs. Ainsi, la légalisation au Canada, toutes filières confondues, a soutenu 151 000 emplois (directs, indirects et induits) en 4 ans. Transposé à l’échelle réunionnaise (bien plus modeste), on parle plutôt de centaines d’emplois, ce qui reste appréciable. Même sans légalisation récréative, le seul cannabis bien-être et médical pourrait, selon les experts locaux, générer des emplois nouveaux dans l’agriculture et l’artisanat : « on peut envisager de hauts rendements, des créations d’emplois, de nouvelles formations… sur tous les plans ça peut être enrichissant », estime le président de Chanvre Réunion. De plus, ces emplois seraient en partie non délocalisables et répartis sur le territoire (cultures en zones rurales, ateliers possiblement dans les Hauts, etc.), contribuant ainsi à l’aménagement équilibré de l’île.
- Opportunités d’exportation et recettes commerciales : Une des ambitions d’une filière cannabis à La Réunion serait de viser l’export, notamment vers la France métropolitaine, l’Europe ou la zone océan Indien, afin de générer des revenus en devises. Les marchés extérieurs pour les produits du cannabis légal sont en forte croissance : l’Europe, par exemple, importe de plus en plus de cannabis médical (d’Allemagne, d’Espagne, du Canada, etc.) et de produits CBD. La Réunion, en tant que région ultrapériphérique de l’UE, pourrait accéder au marché européen avec l’avantage de ne pas subir de droits de douane ou barrières, tout en offrant un produit exotique différencié. On peut imaginer l’exportation de fleurs séchées de CBD de haute qualité vers la France (où les boutiques recherchent du CBD indoor de qualité premium), ou même à terme l’exportation de fleurs médicinales vers les laboratoires français/européens si la production réunionnaise atteint les standards pharmaceutiques. De même, des produits transformés à plus forte valeur ajoutée pourraient être exportés : huiles essentielles de chanvre, cosmétiques au CBD estampillés « île de La Réunion », isolants en fibre de chanvre pour l’écoconstruction (destinés peut-être aux marchés régionaux des Mascareignes, comme Maurice qui importe des matériaux). Il est difficile de chiffrer ces exportations potentielles à ce stade. Néanmoins, on peut se référer à d’autres filières agricoles d’exportation de l’île pour ordre de grandeur : la filière fruits et légumes péi exporte quelques millions d’euros par an (mangues, ananas Victoria, etc.), la vanille quelques centaines de milliers d’euros. Une filière cannabis bien structurée pourrait rapidement atteindre ou dépasser ces chiffres, étant donné la haute valeur du produit. Par exemple, une tonne de fleurs de CBD de qualité peut valoir plus de 100 000 € sur le marché de gros. Si La Réunion exportait ne serait-ce que 5 tonnes annuelles de fleurs ou d’extraits, on parle de plusieurs centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires injectés dans l’économie locale, voire davantage. Dans le cas du cannabis médical, les prix sont encore plus élevés sur le marché pharmaceutique, ce qui pourrait rapporter des sommes substantielles si une partie était vendue à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris ou autre pour des préparations officinales. À plus long terme, on peut même imaginer La Réunion comme hub régional du cannabis médical : des pays voisins (Maurice, Madagascar, Afrique de l’Est) pourraient s’approvisionner en produits médicaux via La Réunion, bénéficiant de son label qualité UE.
- Diversification et valeur ajoutée agricole : Pour l’économie réunionnaise, le cannabis serait surtout un moyen de diversifier l’agriculture, aujourd’hui encore trop dépendante de la canne à sucre. La canne occupe plus de la moitié des terres cultivées de l’île (≈22 600 ha) et fait vivre directement ou indirectement plus de 10 000 personnes. Or, cette monoculture est en crise : fin des quotas sucriers, concurrence du sucre de betterave et des sucres brésiliens, baisse des prix, interrogations sur l’avenir des subventions après 2027. Malgré les efforts de modernisation et les subventions, le secteur cannier traverse des crises récurrentes et sa viabilité à long terme est incertaine. Il devient donc vital d’explorer des cultures alternatives pour assurer un revenu aux planteurs en cas de déclin du sucre. Le chanvre pourrait être une alternative durable à la canne sur une partie des surfaces : « diversifier les cultures permettrait de réduire la dépendance vis-à-vis du marché mondial du sucre et de stabiliser les revenus des agriculteurs », fait valoir Génération Écologie. S’il est peu probable que le cannabis remplace totalement la canne (les volumes et modes de culture diffèrent), il pourrait occuper les terres aujourd’hui en friche ou délaissées par la canne (plus de 2 000 ha de canne ont été perdus entre 2008 et 2015). Or, le cannabis a une valeur à l’hectare potentiellement bien plus élevée que la canne à sucre. Là où 1 ha de canne rapporte quelques milliers d’euros par an au planteur, 1 ha de cannabis médical peut générer des dizaines de milliers d’euros de produit fini. Même le chanvre industriel pour fibre peut être rentable s’il est bien valorisé (une partie en isolant local, une partie en alimentation animale locale, etc., substituant des importations). Ainsi, la diversification post-canne via le cannabis pourrait soutenir la transition d’une agriculture de rente (sucre) vers une agriculture à plus forte valeur ajoutée. Cela s’inscrirait dans les orientations du projet agroécologique territorial et les plans de résilience agricole.
- Recettes fiscales et économies pour la collectivité : Un secteur du cannabis légal générerait aussi des recettes pour les finances publiques locales/nationales. D’abord via la taxation : on peut imaginer la mise en place d’une accise ou taxe spécifique sur les produits du cannabis (comme cela existe sur l’alcool ou le tabac, ou comme le « cannabis duty » au Canada). Si une telle taxe nationale voyait le jour lors d’une légalisation médicale ou récréative, La Réunion y contribuerait. Par ailleurs, des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu/profits seraient prélevés sur les emplois et entreprises de la filière. Au Canada, environ 1 milliard $CA de taxes directes et 2,9 milliards $CA de taxes de vente ont été collectés en 3 ans grâce à l’industrie du cannabis. À l’échelle de La Réunion, les montants seraient moindres, mais non négligeables à l’heure où l’île cherche des relais de croissance. En outre, la légalisation médicale pourrait à terme engendrer des économies de dépenses de santé et de justice : si des patients soulagés par le cannabis médicinal réduisent leur consommation d’opioïdes ou d’autres médicaments coûteux, la Sécurité sociale pourrait économiser sur ces traitements. De même, chaque parcelle de zamal légalisée, c’est potentiellement du temps de gendarmerie en moins passé à poursuivre des petits cultivateurs clandestins, et moins de dossiers encombrant les tribunaux pour usage de stupéfiants. Cela libérerait des ressources publiques pour d’autres priorités (lutte contre les vrais trafics criminels, par exemple).
- Stimulus à l’innovation et à la recherche : La filière cannabis pourrait devenir un vecteur d’innovation agricole à La Réunion. On le voit déjà avec la création de CBR et les projets d’expérimentation de variétés locales. Si La Réunion obtient le feu vert pour développer cette filière, nul doute que des programmes de recherche appliquée verront le jour, en partenariat avec les universités locales (Université de La Réunion), le CNRS, l’ANR, etc. On pourrait imaginer des projets sur : la sélection de cultivars tropicaux résistants, l’optimisation de la culture du cannabis en agroforesterie (par exemple intercalé avec d’autres plantes), l’extraction innovante de molécules (il n’y a pas que le CBD : il existe d’autres cannabinoïdes prometteurs comme le CBG, CBN, sur lesquels La Réunion pourrait se spécialiser). Cela créerait une dynamique d’innovation et de formation : de nouveaux métiers émergeraient (technicien en culture indoor, contrôleur de conformité THC/CBD, formulateur de produits cosmétiques au CBD, etc.), nécessitant des formations spécifiques que les lycées agricoles ou l’Université pourraient mettre en place. La Réunion pourrait devenir un petit pôle d’excellence en biotechnologie du cannabis dans la zone Indo-Pacifique, renforçant son image à l’international.
Naturellement, ces retombées positives sont conditionnées à la réussite du projet et à sa durabilité. Il faudra pour cela lever les obstacles qui subsistent, qu’ils soient juridiques, administratifs ou sociétaux. Avant de conclure sur les pistes d’action, examinons justement ces freins qui pourraient ralentir ou empêcher l’essor d’une filière cannabis à La Réunion.
Freins juridiques, institutionnels et sociétaux à surmonter
Malgré les perspectives évoquées, la mise en place d’une politique réunionnaise du cannabis thérapeutique/industriel se heurte à un certain nombre de freins qu’il convient d’identifier lucidement :
- Le carcan juridique national : Premier écueil, et non des moindres : La Réunion étant un département français régi par le principe d’identité législative, la loi nationale s’y applique en l’état. Or, la loi française actuelle interdit la production de cannabis (à plus de 0,3 % THC) et n’autorise le cannabis médical qu’à titre expérimental et très limité. La Réunion n’a pas le pouvoir législatif autonome de la Polynésie ou d’autres collectivités d’outre-mer : elle ne peut donc pas décider unilatéralement de légaliser ou d’expérimenter le cannabis sans une base légale nationale. Toute initiative doit « se conformer aux régulations nationales et européennes en matière de culture et de transformation du chanvre », comme le rappelait récemment un communiqué local. Cela signifie que, tant que la France n’a pas ouvert la possibilité de cultiver du cannabis médical sur son sol (hors essais très encadrés), La Réunion ne peut officiellement planter du cannabis à THC. De même, la transformation de chanvre CBD reste soumise à des restrictions nationales (interdiction des fleurs brutes, etc., bien que cette interdiction soit en cours d’assouplissement). Ce frein juridique impose donc une étroite coordination avec l’État : la réussite du projet réunionnais dépendra d’autorisations ou de dérogations accordées par Paris. Il faudra possiblement passer par des dispositifs d’expérimentation encadrée (par exemple, inscrire La Réunion comme territoire pilote dans le futur cadre du cannabis médical français, ou obtenir un arrêté spécifique autorisant temporairement la culture de cannabis thérapeutique à des fins de recherche sur l’île). Cette dépendance vis-à-vis du calendrier législatif national est un vrai défi, car elle introduit des délais et des incertitudes. Toutefois, notons que le ministère des Outre-mer pourrait jouer un rôle facilitateur : l’État a parfois consenti des adaptations pour l’outre-mer (par ex. en matière d’alcool de sucre, les DOM ont un régime de quota spécifique). Un plaidoyer politique fort des élus réunionnais sera nécessaire pour obtenir l’assentiment de l’État sur ce dossier sensible.
- La lourdeur des procédures administratives et de contrôle : Corollaire du point précédent, même en cas d’ouverture légale, la filière cannabis resterait l’une des plus contrôlées administrativement. Obtenir une licence de culture de cannabis médical implique de satisfaire à des conditions drastiques de sécurité (champs clôturés, vidéosurveillance, autorisations d’accès limitées, inventaires), de traçabilité (chaque plante peut devoir être suivie, chaque mouvement enregistré) et de qualité (analyses en laboratoire, respect des taux). De plus, les agriculteurs ou entrepreneurs devraient obtenir des agréments du ministère de la Santé et de l’ANSM, voire du ministère de l’Intérieur (pour manipuler des stupéfiants). Cela représente un frein institutionnel important : les porteurs de projet locaux pourraient être découragés par la complexité administrative et le coût de la mise en conformité. La nécessité de coopérer avec plusieurs ministères (Santé, Agriculture, Outre-mer, Intérieur) peut ralentir les dossiers. Par exemple, en 2019, La Réunion avait candidaté pour faire partie des départements test de l’expérimentation du cannabis médical, mais n’avait finalement pas été retenue, au grand regret de la Chambre d’agriculture. Il faudra donc une forte volonté des autorités locales et une collaboration efficace avec l’appareil d’État pour surmonter cette inertie bureaucratique. À cela s’ajoute le risque d’une réglementation européenne contraignante : pour exporter vers l’UE, il faut se plier aux régulations sanitaires communautaires (enregistrement comme substance médicinale, normes phytosanitaires à l’export, etc.). Toute non-conformité pourrait entraîner des blocages (refus d’exportation, destruction de récolte si dépassement du seuil de THC, etc. – on l’a vu avec des agriculteurs de CBD qui doivent jeter leur production si elle dépasse 0,3 % THC). Cette insécurité réglementaire est un frein pour les investisseurs.
- Les résistances sociétales et morales : Le cannabis reste une substance psychotrope illégale depuis plus d’un demi-siècle, associée dans l’opinion publique à la drogue, à la marginalité voire à la délinquance. À La Réunion, comme ailleurs, une partie de la population peut être hostile par principe à toute idée de légalisation, fût-ce médicale ou industrielle. Il existe un réel stigma social autour du zamal, considéré par beaucoup comme un fléau responsable de troubles psychiatriques chez les jeunes ou d’échecs scolaires. Les religions présentes à La Réunion (catholicisme, islam, hindouisme) prônent généralement l’abstinence vis-à-vis des drogues, ce qui peut alimenter une opposition morale. Des élus ou des associations de parents pourraient craindre que la légalisation envoie un « mauvais signal » et banalise la consommation de cannabis chez les jeunes. Il faudra donc mener un important travail de sensibilisation et de pédagogie pour faire accepter la différence entre, d’une part, l’usage récréatif non encadré (qui restera prohibé) et, d’autre part, le chanvre industriel et le cannabis thérapeutique utilisés dans un but économique ou médical. Comme le souligne Génération Écologie, « il est essentiel d’informer et d’éduquer la population sur la différence entre le chanvre industriel et les variétés psychotropes », sans quoi le projet pourrait susciter la méfiance. On peut s’attendre à des « cris d’orfraie » de certains si l’on plante du cannabis en plein champ, même s’il s’agit de chanvre sans THC. Les médias locaux devront être partenaires pour expliquer les enjeux réels. En Polynésie, le gouvernement a dû marteler qu’il ne s’agissait pas de permettre à tout un chacun de fumer du paka, mais bien d’aider les malades et de lancer une filière économique contrôlée. Cette communication sera tout aussi cruciale à La Réunion.
- Les préoccupations de sécurité publique : Les forces de l’ordre et la préfecture pourraient initialement voir d’un mauvais œil l’autorisation de cultures de cannabis, fût-il médical, par crainte des dérives et trafics. En effet, qui dit champ de cannabis dit potentiel de vol de plants par des individus malintentionnés, ou détournement de la production vers le marché noir. La Réunion connaît un trafic local de zamal qui fait vivre certains réseaux ; l’ouverture d’une filière légale pourrait les concurrencer et possiblement les inciter à des actes de malveillance (vols dans les exploitations légales, pressions sur les agriculteurs, etc.). Il faudra donc intégrer un dispositif de sécurisation des cultures : clôtures efficaces, éventuellement surveillance humaine ou électronique, coopération avec la gendarmerie pour surveiller les sites, etc. Cela renchérit le coût et peut effrayer des agriculteurs qui ne souhaitent pas avoir à jouer au vigile pour protéger leurs champs. Par ailleurs, les autorités sanitaires devront prévenir les risques d’abus : si la filière médicale se développe, s’assurer que les prescriptions sont bien respectées et qu’il n’y a pas de fuites (ex : revente de médicaments à base de cannabis sur le marché récréatif). Cela implique un contrôle strict des professionnels de santé prescripteurs et des patients bénéficiaires (comme pour les morphiniques). De plus, les craintes d’une augmentation de la consommation chez les jeunes ou de la conduite automobile sous influence devront être adressées par des campagnes de prévention renforcées. Le risque n’est pas tant lié à la filière industrielle (qui ne concerne pas le THC), mais plutôt à l’éventuelle filière thérapeutique ou récréative. En somme, la filière cannabis devra s’accompagner d’un dispositif de sécurité et de santé publique solide, sans lequel les institutions (préfet, ARS, forces de l’ordre) pourraient faire obstacle par excès de prudence.
- Les investissements et infrastructures à mettre en place : D’un point de vue économique, un frein possible est le coût initial du développement de cette filière. Culture du chanvre en plein champ pour la fibre mise à part (peu coûteuse, similaire à d’autres cultures annuelles), certains usages nécessitent des investissements lourds : construction de serres sophistiquées ou de chambres de culture indoor pour le cannabis médical (contrôle climatique total), création d’un laboratoire d’extraction aux normes, unités de transformation des fibres (décortiqueuse industrielle, etc.), installation d’équipements de séchage et de stockage sécurisés… Pour une île comme La Réunion, importer ces équipements et construire ces infrastructures représente un effort financier important. Il faudra mobiliser des financements : subventions publiques (Europe via FEADER/POSEI, État, Région), investissements privés, peut-être partenariats avec des entreprises métropolitaines ou étrangères déjà rodées. Sans soutien financier et technique aux agriculteurs, il sera difficile pour un planteur individuel de se lancer. Génération Écologie notait ainsi que « le développement de cette filière nécessite des investissements en infrastructures pour la transformation du chanvre, ainsi qu’un soutien technique et financier aux agriculteurs pour la transition ». Ce besoin d’accompagnement est crucial, sans quoi seuls de gros investisseurs pourraient tirer parti de la légalisation (ce qui serait contraire à l’approche inclusive souhaitée).
- L’acceptation par les filières existantes : Enfin, un frein plus diffus peut venir des autres filières agricoles ou industrielles qui pourraient percevoir le cannabis comme un concurrent ou un changement inconnu. Les planteurs de canne, par exemple, pourraient être partagés entre l’opportunité de se diversifier et la peur de l’inconnu (nouvelles techniques, nouveaux débouchés incertains). Les usiniers sucriers ou les coopératives cannières pourraient aussi voir d’un mauvais œil que des surfaces de canne soient converties en chanvre, fragilisant l’approvisionnement des deux sucreries de l’île. Il faudra donc travailler en bonne intelligence avec ces acteurs pour que la diversification soit progressive et coordonnée, et éventuellement pour qu’eux-mêmes participent (par exemple Tereos, groupe sucrier, pourrait s’intéresser à investir dans le bioéthanol de chanvre ou autre). Par analogie, dans les Antilles françaises, le développement du chanvre industriel a suscité la curiosité de la filière canne-rhum qui y voit une culture complémentaire mais reste vigilante sur le foncier agricole disponible. À La Réunion, un équilibre sera à trouver pour ne pas opposer les cultures entre elles, mais les intégrer dans une vision agronomique globale (assolements, rotation, etc.).
En dépit de ces nombreux freins, aucun n’est insurmontable. D’autres territoires ont dû y faire face et ont su apporter des réponses : législations ad hoc, pédagogie publique, encadrement sécuritaire, financement public-privé initial… La clé sera d’anticiper ces obstacles et de mettre en place un modèle réunionnais prudent et adapté, que nous allons esquisser ci-après.
Vers un modèle réunionnais encadré : pistes d’action et conditions de réussite
Pour que la légalisation du cannabis devienne un levier de développement agricole et d’exportation pour La Réunion, il ne suffit pas de changer la loi : il faut concevoir un modèle économique et réglementaire sur mesure, garantissant que cette nouvelle filière soit à la fois performante économiquement et responsable socialement. Voici quelques pistes stratégiques pour bâtir un tel modèle encadré, à partir des atouts et freins identifiés :
- Commencer par une expérimentation sous pilotage public : Plutôt que de libéraliser d’emblée, La Réunion pourrait solliciter de l’État le statut de territoire d’expérimentation pour le cannabis thérapeutique et industriel. Concrètement, il s’agirait de mettre en place une phase pilote, d’une durée de 2 à 3 ans par exemple, durant laquelle un nombre limité d’acteurs autorisés cultiveraient du cannabis sous supervision des autorités. Cette approche a été choisie en Polynésie : « une phase pilote d’expérimentation impliquant un nombre restreint de personnes » va s’ouvrir après le vote de la loi locale. À La Réunion, on pourrait imaginer de sélectionner, via un appel à projets, quelques exploitations agricoles pilotes (par exemple 5 à 10 agriculteurs volontaires, ou coopérative existante) qui seraient autorisées à cultiver du chanvre pour CBD sur une certaine surface, et éventuellement une petite unité en serre pour du cannabis médical. Ces acteurs travailleraient en lien étroit avec un organisme public (la Chambre d’agriculture ou un consortium incluant l’ARMEFLHOR) qui centraliserait la récolte, la transformation et la vente des produits issus de l’expérimentation. Ainsi, la filière resterait sous contrôle public direct au début, limitant les risques de dérive. Le choix des participants devra veiller à inclure des agriculteurs locaux, éventuellement de petites structures, pour privilégier un modèle équitable. Pendant cette phase pilote, on pourra tester les protocoles de culture, de sécurité, de distribution, et ajuster la réglementation technique en conséquence (comme l’a souligné le syndicat du chanvre polynésien : il faut « amender et améliorer » au fur et à mesure pour sécuriser la filière naissante). Au terme de l’expérimentation, un bilan serait fait (sur les rendements, la qualité, les retombées patients, etc.) afin de décider de l’élargissement éventuel à d’autres acteurs. Cette démarche progressive est rassurante pour les pouvoirs publics et permet d’apprendre en marchant.
- Créer un cadre réglementaire local clair et une gouvernance dédiée : En parallèle, il serait pertinent que La Réunion se dote d’un cadre administratif spécifique pour piloter la filière cannabis. Par exemple, la mise en place d’une “Mission Cannabis Réunion” ou d’un comité de pilotage rassemblant la préfecture, l’Agence Régionale de Santé, la Douane, la Chambre d’agriculture, des représentants des agriculteurs, et éventuellement des chercheurs. Ce comité serait chargé de délivrer les autorisations locales (dans le respect des textes nationaux), de contrôler le respect du cahier des charges par les opérateurs, et de servir d’interface avec les ministères parisiens. Il pourrait aussi animer la concertation avec la société civile (en informant sur les avancées, en recueillant les préoccupations, etc.). L’idée serait d’avoir une instance de gouvernance locale forte, pour éviter une dilution des responsabilités. Par ailleurs, sur le plan légal, la Région ou le Département pourraient adopter des vœux ou des délibérations cadre pour afficher leur stratégie en la matière et préciser les objectifs (ex : “soutenir une filière chanvre bien-être pour l’exportation de produits cosmétiques”, etc.). Même si la compétence législative est nationale, le fait que la collectivité territoriale affirme une politique publique du cannabis agricole donnerait du poids dans les négociations avec l’État et cadrerait l’action de tous. Il serait également judicieux de prévoir un dispositif de labellisation ou de certification des produits de la filière réunionnaise. Par exemple, créer un label « Chanvre péi – île de La Réunion » garantissant que le produit est cultivé et transformé localement de façon durable. Cela rejoindrait les propositions de mettre en place des labels de qualité et d’origine, comme on l’a pour la vanille “Bourbon” ou le rhum “Rhum de La Réunion”. Un label dédié valoriserait l’origine locale sur les marchés extérieurs sans mentionner explicitement “cannabis” (ce qui pourrait être sensible en marketing) mais en s’appuyant sur la notion de terroir (le mot “Bourbon”, historique, pourrait être exploité : la startup s’appelle d’ailleurs Cannabis Bourbon Research).
- Garantir l’intégration des principes de l’économie sociale et solidaire (ESS) : Pour éviter que cette nouvelle filière ne profite qu’à de gros intérêts privés extérieurs, il faudrait dès le départ intégrer des mécanismes de l’ESS. Par exemple, encourager la structuration en coopératives de producteurs plutôt qu’en plantations détenues par des multinationales. Les planteurs de chanvre pourraient se regrouper au sein d’une coopérative pour mutualiser les coûts de transformation et de commercialisation, à l’image des coopératives cannières (qui collectent la canne des petits planteurs). On pourrait aussi imaginer une Société d’économie mixte (SEM) impliquant la Région Réunion, la Chambre d’agriculture et des agriculteurs, qui porterait les infrastructures critiques (une unité d’extraction d’huile CBD, par exemple) afin d’en faire un bien commun local et de répartir équitablement les bénéfices. Le recours à des entreprises d’insertion ou à des chantiers d’insertion pour certaines tâches (plantation, désherbage manuel du chanvre, transformation artisanale) serait également un plus, permettant d’inclure des publics éloignés de l’emploi dans cette filière innovante. L’intégration de l’ESS signifie aussi veiller aux impacts sociaux : privilégier l’emploi local, former les Réunionnais aux postes techniques plutôt que d’importer toute la main-d’œuvre qualifiée, et assurer une montée en compétence partagée. Cette approche collaborative est d’autant plus importante que le sujet cannabis peut être polémique : montrer qu’il sert l’intérêt général, l’insertion et la cohésion sociale peut lever une partie des objections morales.
- Accompagnement agricole et formation : Comme souligné, il est crucial de former et soutenir techniquement les agriculteurs qui se lanceront dans la culture du cannabis. Cela passe par l’organisation de formations spécifiques (en partenariat avec des experts venant par exemple de métropole où du chanvre est cultivé depuis longtemps en Champagne, en Vendée, etc., ou d’Afrique du Sud où des cursus spécialisés émergent). Des stages pratiques sur des exploitations modèles pourraient être proposés. Par ailleurs, un conseiller technique chanvre au sein de la Chambre d’agriculture ou de l’Armeflhor serait dédié à suivre les cultures, conseiller sur l’irrigation, la protection des plantes, la récolte, etc. Il faut limiter les tâtonnements coûteux pour les agriculteurs. Sur le volet financier, un système d’aides au démarrage pourrait être mis en place : par exemple une aide à l’investissement (cofinancer les serres, le matériel de récolte), des prêts à taux zéro, voire des subventions surfaciques temporaires pour les premières hectares de chanvre (dans le cadre du POSEI, on pourrait imaginer un « aide à la diversification chanvre » comme il en existe pour la vanille ou les fleurs). Ces incitations seraient justifiées pour amorcer la pompe. Génération Écologie insiste d’ailleurs sur la nécessité de “programmes de formation, d’incitations fiscales et d’un cadre clair” pour soutenir la nouvelle filière. À plus long terme, il serait intéressant d’inscrire le cannabis/chanvre dans les cursus de l’enseignement agricole local (lycée agricole de St-Joseph par ex.), sous forme de modules optionnels, pour préparer la nouvelle génération d’agriculteurs.
- Contrôle qualité et recherche de l’excellence : Pour que les produits réunionnais se distinguent sur le marché global du cannabis, il faudra miser sur la qualité irréprochable. Cela implique d’installer des protocoles de contrôle rigoureux : analyses régulières du taux de THC/CBD (ce que fait déjà CBR pour les récoltes locales de CBD), vérification de l’absence de pesticides (un argument de vente fort pourrait être un cannabis “biologique de l’île Intense” par analogie aux autres produits péi), traçabilité totale de la graine au produit fini. La mise en place d’une labellisation bio ou autre certification (ISO, Bonnes Pratiques Agricoles) dès le départ donnera confiance aux acheteurs internationaux. Dans le cannabis médical, viser les normes Good Manufacturing Practice (GMP) européennes sera indispensable pour exporter en pharmacie : l’exemple du Lesotho montre qu’obtenir cette certification ouvre les portes des marchés allemands, britanniques, etc.. La Réunion aurait là un avantage : en tant que territoire européen, elle connaît déjà les standards sanitaires élevés (pour l’export de fruits vers l’UE, les exploitations sont habituées aux contrôles). En outre, encourager la recherche & développement locale permettra d’améliorer en permanence la qualité et d’innover (nouvelles variétés, nouveaux procédés). On peut imaginer collaborer avec des laboratoires métropolitains (ex : le CIRAD, présent à La Réunion, pourrait s’intéresser au chanvre tropical) pour documenter scientifiquement les particularités du zamal (profils terpéniques uniques par exemple) et en faire un argument marketing de niche sur certains marchés. L’excellence passe aussi par la sécurité : on l’a dit, un plan anti-délinquance devra être intégré, possiblement en impliquant des entreprises de sécurité réunionnaises ou en développant des technologies (capteurs, drones de surveillance des champs – pourquoi pas à terme un champ de cannabis protégé par des drones, ce serait innovant).
- Étude d’impact et évaluation continue : Enfin, un pilier d’un modèle encadré est de mesurer régulièrement les impacts pour ajuster la stratégie. Il serait pertinent de prévoir, dès le lancement, une évaluation annuelle de la filière par un organisme indépendant (par ex. l’Agence française de développement ou l’Université) portant sur : le nombre d’emplois créés, le chiffre d’affaires généré, les surfaces cultivées, les éventuelles incidences sur la consommation locale de stupéfiants (idéalement, voir si celle-ci baisse via la régulation), l’adhésion de la population (sondages d’opinion), etc. Ce suivi permettra de documenter concrètement si les bénéfices escomptés se réalisent et si les risques sont maîtrisés. En Polynésie, il a été suggéré d’évaluer la loi au bout d’un an pour éventuellement la corriger ; La Réunion devrait adopter le même principe de prudence. Cette culture de l’évaluation est celle d’une administration moderne et transparente, qualité qu’on attend d’un projet aussi novateur.
En envisageant ce modèle, on voit qu’il ne s’agit pas d’une libéralisation incontrôlée, mais bien de construire une filière agricole nouvelle comme on le ferait pour n’importe quelle culture stratégique, avec planification, soutien public initial, et encadrement réglementaire strict. La Réunion a l’opportunité d’apprendre des expériences étrangères pour éviter leurs écueils : par exemple, éviter la concentration oligopolistique qu’on a pu observer au Canada (quelques grosses entreprises dominantes) en privilégiant un tissu de petits producteurs organisés ; éviter aussi la surproduction (le Canada s’est retrouvé avec des excédents invendus faute d’avoir calibré la demande) en modulant les autorisations de culture progressivement ; ou encore éviter une acceptation trop timide qui ferait qu’on raterait le coche par excès de frilosité (cas de la France jusqu’ici).
Conclusion : recommandations pour instruire la piste du cannabis à La Réunion
Au terme de cette analyse, il apparaît que la légalisation encadrée du cannabis, dans ses usages thérapeutiques et industriels, pourrait constituer un véritable levier de développement agricole et d’exportation pour La Réunion, à condition de la conduire de manière stratégique et responsable. Les opportunités économiques – création d’emplois locaux, diversification post-canne, valorisation d’une plante aux multiples usages, conquête de marchés porteurs – sont réelles et chiffrables à l’aune des exemples étrangers. La Réunion bénéficie d’atouts spécifiques (climat, savoir-faire, variétés locales, acteurs déjà mobilisés) pour réussir dans cette voie. En face, les obstacles – cadre légal contraignant, peurs sociétales, exigences de contrôle – sont importants mais surmontables par une approche progressive, concertée et sécurisée.
En conclusion, nous préconisons les actions concrètes suivantes pour avancer sur ce dossier au niveau territorial :
- Mettre en place un groupe de travail officiel “Cannabis 974” piloté par le Préfet et le Président de Région, réunissant les services de l’État (ARS, Douanes, DIECCTE), les collectivités, la Chambre d’agriculture, des experts (juristes, agronomes) et des représentants de la société civile. Ce groupe aura pour mission de formuler un plan d’action opérationnel sous 6 mois, détaillant les scenarios d’expérimentation et les besoins (réglementaires, financiers, techniques).
- Engager le dialogue avec le gouvernement central dès maintenant. Les élus réunionnais (députés, sénateurs, Président de Région) devraient saisir le Ministère des Outre-mer et le Ministère de la Santé pour défendre un projet d’expérimentation localisée à La Réunion. L’argument à mettre en avant est double : a) La Réunion offre un terrain idéal et sécurisé pour augmenter la production nationale de cannabis médical (objectif d’autonomie de la France en la matière), b) le contexte socio-économique local justifie une mesure de différenciation pour le développement endogène. Concrètement, il s’agirait d’obtenir un amendement législatif ou un décret permettant à La Réunion de déroger à la loi stupéfiants pour un projet pilote encadré (à l’image des Zones d’expérimentation que la loi “Différenciation” de 2022 peut autoriser).
- Lancer sans attendre la filière du chanvre bien-être (CBD) dans le cadre légal existant. Beaucoup peut déjà être fait en exploitant le régime actuel du chanvre <0,3 % THC, qui est légal. La Chambre d’agriculture pourrait, avec l’appui de l’Armeflhor, recenser et accompagner immédiatement une poignée d’agriculteurs volontaires pour planter du chanvre industriel dès la prochaine saison culturale, sur une base expérimentale (quelques hectares). Les récoltes pourraient être analysées (via CBR) et écoulées en métropole via des partenariats avec des transformateurs de CBD. Cela permettrait d’acquérir de l’expérience pratique dès maintenant (choix des variétés, adaptation aux parasites, etc.), sans attendre les feux verts pour le cannabis médical. En parallèle, monter un petit atelier mobile d’extraction de CBD (conteneur équipé, par exemple) pourrait être financé pour tester la production d’huile de CBD locale. Ce démarrage sous les radars (car légalement du simple chanvre) créerait de la confiance et de la visibilité sur la faisabilité économique.
- Structurer un partenariat de recherche et innovation autour du cannabis péi. Il serait pertinent de formaliser un programme de R&D associant l’Université de La Réunion, le CIRAD, le CYROI/CBR et éventuellement des partenaires métropolitains. Un projet collaboratif (finançable par un appel à projets type ANR ou EU Horizon Europe) pourrait porter sur la caractérisation des variétés locales de zamal, l’optimisation des cultures tropicales de cannabis, ou le développement de produits dérivés (médicaments, cosmétiques). Ce pôle de compétence donnerait de la crédibilité scientifique au projet et formerait des étudiants. Une idée concrète : créer une unité mixte de recherche “Cannabis tropical” à Saint-Pierre ou Saint-Denis.
- Privilégier un modèle économique inclusif et circulaire. Dès la phase de planification, inscrire noir sur blanc que la filière devra bénéficier en priorité aux agriculteurs locaux et au tissu économique réunionnais. Par exemple, la Région pourrait conditionner ses aides à une gouvernance locale des entreprises (si une multinationale veut investir, exiger une joint-venture avec des intérêts réunionnais majoritaires). Mettre en place un fonds de compensation où une part des profits de la filière sera réinvestie dans des actions de prévention des addictions et de développement local (ainsi, la population verra concrètement les bénéfices retourner au territoire). De plus, encourager les synergies locales : réutiliser les sous-produits (ex : les tiges de chanvre après extraction de CBD pourraient servir dans les centrales biomasse bagasse/charbon pour produire de l’électricité, substituant une partie du charbon importé). Ce souci d’économie circulaire renforcera la durabilité de la filière.
- Communication et pédagogie continue. Planifier une campagne d’information grand public sur le cannabis thérapeutique et industriel, pour dédiaboliser le sujet. Utiliser les médias locaux, mais aussi s’appuyer sur des voix respectées (médecins du CHU qui ont vu les bienfaits chez les patients, agronomes, etc.). Pourquoi ne pas organiser un Grenelle du Cannabis thérapeutique à La Réunion, réunissant toutes les parties prenantes, afin de discuter ouvertement des craintes et des espoirs ? Plus on en parlera de manière posée et factuelle, moins le sujet sera tabou. Cette transparence sera gage de bonne acceptation sociale.
En définitive, ouvrir la voie au cannabis thérapeutique et industriel à La Réunion est une décision audacieuse, mais potentiellement fructueuse pour l’île. Comme toute innovation de rupture, elle comporte des risques, mais ceux-ci peuvent être maîtrisés par un cadre strict et intelligent. Les bénéfices attendus – diversification économique, emplois, rayonnement régional, bienfaits sanitaires – méritent que l’on s’y attèle sérieusement. Il ne s’agit en aucun cas de promouvoir un usage débridé du cannabis, mais au contraire de le canaliser dans un projet créateur de valeur et de santé publique.
La Réunion a su jadis être pionnière dans d’autres cultures (elle fut l’une des premières terres de la vanille, du géranium odorant, etc.). Elle dispose aujourd’hui des clés pour devenir, pourquoi pas, une référence française du cannabis bien tempéré. En suivant les recommandations ci-dessus – expérimentation encadrée, partenariat avec l’État, soutien aux agriculteurs, vigilance sur la sécurité et la santé – les décideurs réunionnais pourront instruire cette piste de manière éclairée. Le débat est posé ; il revient désormais aux acteurs du territoire, publics comme privés, de se mobiliser pour écrire collectivement une nouvelle page de l’histoire agricole de l’île, en transformant l’essai du « zamal péi » en une réussite économique, sociale et sanitaire pour La Réunion.
Sources : Cadre légal et marché du cannabis : RTBF (2018); Newsweed (2022); MILDECA (2024); Service-Public.fr (mars 2025). Expériences internationales : LINFO.re (2025); GREA (2024); The Guardian (2021); TNTV (2025). Contexte réunionnais : Réunionnais du Monde (2020); Imaz Press via CIRC (2019); Parallèle Sud (2025); LINFO.re – Gén. Écologie (2024); DAAF Réunion (2024)..


