Les inégalités dans la projection de soi chez les jeunes à La Réunion

3 novembre 2025

: 27 minutes

Introduction : Éducation, projection de soi et inégalités territoriales à La Réunion

La capacité d’un jeune à se projeter dans son avenir scolaire et professionnel – ce que l’on peut appeler la projection de soi en orientation – constitue un enjeu central de l’émancipation et de la réussite. Un choix d’orientation éclairé permet en effet d’éviter le désinvestissement scolaire et l’échec, et de « s’échapper aux déterminismes sociaux » pour mieux s’insérer dans la vie active. À l’inverse, des lacunes dans l’accompagnement et l’information conduisent trop de jeunes à subir leur orientation faute d’en comprendre les enjeux ou d’en maîtriser les options. Ces problématiques, déjà présentes en France hexagonale, revêtent une acuité particulière à La Réunion, territoire ultramarin français caractérisé par de profondes disparités socio-territoriales. En 2018, près de 40 % des Réunionnais vivaient sous le seuil de pauvreté (contre 15 % en moyenne nationale), un taux atteignant un habitant sur deux dans les petites communes rurales comme Sainte-Rose, Cilaos ou Salazie. La moitié des enfants et adolescents de l’île grandissent ainsi dans des ménages pauvres, avec un risque accru de décrochage scolaire dans ces milieux fragiles. Plus de la moitié des élèves sont scolarisés en éducation prioritaire (REP/REP+), témoignant de l’ampleur de la défaveur sociale du public scolaire local. Ces inégalités de milieu et de territoire peuvent lourdement peser sur la manière dont les jeunes réunionnais construisent leur projet d’orientation et se représentent leur futur.

Dans ce contexte, nous proposons une analyse approfondie des inégalités dans la projection de soi chez les jeunes à La Réunion selon leur territoire d’origine (zones urbaines versus rurales et Hauts de l’île, quartiers prioritaires, etc.). Rédigé dans un style expert et structuré, ce rapport mobilise les recherches récentes en sociologie de l’éducation, en psychologie sociale et en politiques publiques de l’orientation scolaire, ainsi que les données disponibles sur les inégalités territoriales réunionnaises. L’objectif est de comprendre comment le contexte territorial influe sur les aspirations et choix d’orientation des jeunes, d’identifier les spécificités réunionnaises (insularité, contrastes Nord/Sud et Hauts/Bas, accès inégal à l’information, rôle de la famille et de la culture locale…), puis d’évaluer de façon critique les politiques publiques d’orientation mises en œuvre tant au niveau national que local. Enfin, nous dégagerons des pistes d’action concrètes pour corriger ces inégalités, afin que chaque jeune, quel que soit son lieu de vie à La Réunion, puisse se projeter pleinement et sereinement dans son parcours scolaire et professionnel.

Revue de littérature : déterminants sociaux et territoriaux de l’orientation scolaire

Avant d’examiner le cas spécifique de La Réunion, il convient de rappeler les principaux enseignements de la recherche sur les déterminants sociaux et territoriaux des choix d’orientation des jeunes. De nombreux travaux de sociologie de l’éducation ont mis en évidence la force des inégalités sociales dans les parcours scolaires et d’orientation. Depuis Pierre Bourdieu et ses successeurs, on sait que la réussite scolaire et l’ambition d’études sont étroitement corrélées au capital économique, culturel et social familial. Les chiffres sont sans appel : par exemple les enfants de cadres sont deux fois plus souvent diplômés du supérieur que les enfants d’ouvriers. La France se distingue même comme l’un des pays de l’OCDE où le déterminisme social pèse le plus sur les destins éducatifs. Concrètement, à performances scolaires égales, les enfants de milieux favorisés s’orientent beaucoup plus fréquemment vers les filières d’excellence (générale, technologique élitiste) tandis que les élèves populaires sont surreprésentés dans les voies professionnelles ou courtes. Le Défenseur des droits rappelle ainsi que dès le collège, « à performances égales, les décisions d’orientation diffèrent fortement selon le milieu social du jeune ». De même, les sociologues soulignent le phénomène d’auto-censure des élèves issus de milieux modestes, qui n’osent parfois pas ambitionner certaines filières d’élite, par intériorisation de leur position sociale. Les attentes scolaires différenciées des familles, le rapport à l’école hérité de la classe sociale, la connaissance inégale des codes et filières (« informations invisibles » maîtrisées surtout par les parents diplômés) sont autant de facteurs qui biaisent la “projection de soi” des jeunes dans leur orientation future. En psychologie sociale, on relie ces phénomènes à la notion de “confiance en soi académique” (self-efficacy) et aux stéréotypes : un élève qui n’a pas de modèle de réussite dans son entourage pourra manquer d’estime de soi et d’identification aux parcours scolaires ambitieux, ce qui limite sa capacité à se projeter dans de longues études. Le sentiment d’illégitimité ou la crainte de « ne pas être à la hauteur » expliquent ainsi que nombre de bacheliers de milieu populaire n’osent pas s’inscrire dans les filières sélectives, même lorsqu’ils en ont le niveau. Ces mécanismes, bien documentés en métropole, se retrouvent a fortiori dans un département ultramarin où près de 29 % des enfants n’ont aucun parent diplômé (contre 11 % en métropole), ce qui constitue un obstacle majeur à la projection scolaire.

Parallèlement aux facteurs socio-économiques, la recherche insiste sur les déterminants territoriaux de l’orientation, souvent imbriqués avec les précédents. Les inégalités scolaires en France ont une forte dimension géographique : certains territoires cumulent les difficultés éducatives et le manque d’opportunités, ce qui influence les trajectoires des jeunes qui y grandissent. Dans les zones rurales enclavées ou les quartiers urbains défavorisés, on observe fréquemment un horizon d’orientation plus restreint, dicté par le contexte local. Le concept d’« effet de territoire » a été développé pour décrire comment l’espace de vie du jeune module ses ambitions. Par exemple, les travaux de Champollion (2005, 2013) sur les collégiens de zones rurales de montagne montrent deux facteurs explicatifs majeurs : le fort « poids de l’ancrage territorial » d’une part, et la faible « capacité à se projeter dans un avenir lointain » d’autre part. Autrement dit, les élèves vivant dans un environnement isolé ont tendance à concevoir des projets d’orientation « territorialisés à proximité immédiate » de chez eux, plus modestes et limités, réduisant de facto la palette des choix envisagés. Incapables de se projeter loin de leur commune ou hors de l’île, ils peuvent renoncer à des formations pourtant adaptées à leurs compétences mais géographiquement éloignées (par exemple en métropole). Ce constat rejoint celui du Défenseur des droits, qui note que les inégalités territoriales interviennent très tôt dans le parcours d’orientation, en raison de la localisation des établissements et d’une offre de formation moindre dans certains bassins de vie. Un lycéen d’une région périphérique sans classes préparatoires ou sans université proche sera moins enclin – ou moins encouragé – à viser ces filières. Ces disparités territoriales ne sont pas réductibles à la distance physique : elles recouvrent aussi des différences de ressources d’information, de réseaux et de culture scolaire selon les endroits. En effet, la littérature récente souligne que les établissements scolaires eux-mêmes jouent un rôle dans la fabrication des aspirations. Van Zanten (2018) montre par exemple qu’en Île-de-France, les lycées favorisés déploient une intense activité d’orientation (multiplication des conseils individualisés, incitations à viser les filières d’excellence dès la seconde) tandis que dans les lycées populaires, l’orientation est reléguée au second plan au profit de la gestion de la discipline ou du seul objectif du bac. Il en résulte un cercle vicieux : « Les lycéens qui reçoivent le moins de conseils dans leur famille quant à leur orientation sont aussi ceux qui, le plus souvent, en reçoivent le moins à l’école, ce qui renforce les inégalités ». Ce constat, transposable à d’autres contextes, laisse à penser qu’à La Réunion, les établissements des zones défavorisées ou isolées pourraient cumuler manque d’ambition familiale et moindre encadrement orientant, d’où une projection de soi limitée des élèves. Enfin, les psychologues sociaux soulignent l’impact du sentiment d’appartenance territoriale : un jeune attaché à son île ou à son quartier peut hésiter à envisager une mobilité géographique pourtant nécessaire à certains parcours (formations non présentes localement). L’attachement identitaire au territoire peut donc constituer un frein ou un filtre psychologique dans le processus d’orientation, en particulier si quitter son milieu d’origine est perçu comme risqué ou indésirable.

En résumé, la littérature converge sur l’idée que les inégalités d’orientation scolaire sont multifactorielles, mêlant des composantes sociales (niveau socio-économique, capital culturel familial, genre, etc.) et territoriales (enclavement géographique, offre scolaire locale, environnement éducatif). Dans le cas de La Réunion, département à la fois pauvre et marqué par des disparités intra-insulaires, ces mécanismes risquent de se cumuler. Il importe donc d’examiner plus en détail les spécificités du territoire réunionnais pour comprendre comment elles modulent la capacité de projection de soi des jeunes insulaires.

Les spécificités du territoire réunionnais : insularité, disparités locales et contexte socioculturel

La Réunion présente un contexte unique, qui combine l’éloignement insulaire, des contrastes territoriaux internes marqués et un héritage socioculturel particulier. Ces spécificités influencent directement ou indirectement la façon dont les jeunes construisent leur orientation et se projettent dans l’avenir.

1. L’insularité et l’éloignement géographique : un horizon parfois limité. La Réunion est une île de l’océan Indien, distante de 9 000 km de la métropole. Cette insularité a deux conséquences majeures sur la projection de soi des jeunes. D’une part, l’offre de formation post-bac et d’emplois qualifiés y est nécessairement plus restreinte que dans l’Hexagone. Certes, l’académie de La Réunion dispose d’une université et de plusieurs grandes écoles en réseau, mais nombre de filières spécialisées ou de carrières d’élite ne sont accessibles qu’en partant étudier en métropole (voire à l’étranger). Or, pour beaucoup de lycéens réunionnais, se projeter dans un parcours d’études supérieures implique d’envisager un départ de l’île, loin de la famille, avec un coût financier et affectif élevé. Cela peut constituer un frein important à l’ambition scolaire. Les familles les plus modestes hésitent à encourager leurs enfants à partir, faute de moyens pour financer le voyage et le coût de la vie étudiante en métropole. Quant aux jeunes eux-mêmes, ils peuvent ressentir une angoisse de la mobilité lointaine, amplifiée par l’attachement à la culture insulaire et par l’absence d’expérience du voyage. Comme l’a formulé Champollion, la « répulsion ou difficulté face à la mobilité » est un facteur qui peut dissuader les élèves, même bons, d’exploiter pleinement leurs potentialités scolaires. D’autre part, l’insularité nourrit un sentiment de décalage vis-à-vis de la “métropole”. Les jeunes Réunionnais ont parfois le sentiment que les parcours d’excellence ou certains métiers de pointe sont réservés à la jeunesse hexagonale, et que leur propre avenir se cantonnera à l’île. Ce manque de modèles locaux de réussite dans certaines filières (sciences, haute fonction publique, etc.) peut affaiblir la projection de soi. Néanmoins, soulignons que les pouvoirs publics tentent de pallier cet handicap : la Région Réunion finance par exemple des dispositifs de continuité territoriale (billets d’avion subventionnés, aides de première installation pour les étudiants partant en métropole) afin que la mobilité géographique ne soit pas l’apanage des familles aisées. Malgré ces aides, l’écart demeure : en 2021, seuls 27 % des 15-29 ans réunionnais occupent un emploi (contre 47 % en métropole), signe d’une insertion professionnelle plus lente et difficile, liée en partie à la moindre diversification économique locale. L’insularité se traduit donc par un horizon plus étroit et un besoin accru d’accompagnement pour élargir les perspectives des jeunes.

2. Disparités Nord/Sud, littoral/Hauts : des inégalités territoriales internes. Au sein même de l’île, tous les jeunes ne bénéficient pas du même environnement pour construire leur orientation. La Réunion est connue pour ses contrastes territoriaux : la frange côtière (principalement l’Ouest et le Nord autour de Saint-Denis) concentre les principaux centres urbains, les infrastructures et les emplois, tandis que les régions de l’intérieur montagneux (les Hauts de l’île) et certaines zones de l’Est ou du Sud cumulent enclavement et précarité. Ces écarts se reflètent dans les parcours des jeunes. Les données récentes de l’INSEE montrent que la part des NEET (jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation) atteint des niveaux très variables selon les microrégions : elle « culmine dans la microrégion Est de l’île, alors qu’au Nord elle est inférieure à la moyenne régionale ». Autrement dit, un jeune de Saint-Benoît (Est) a significativement plus de risques de se retrouver sans activité à 20 ans qu’un jeune de Saint-Denis (Nord), reflet d’opportunités moindres et d’un décrochage scolaire plus fréquent. On aurait pu s’attendre à ce que les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) – souvent situés en milieu urbain – concentrent les difficultés ; or, spécificité réunionnaise, les statistiques indiquent que les jeunes résidant en QPV ne sont pas plus souvent NEET que la moyenne. Cela suggère que la problématique n’est pas strictement « urbaine vs rurale », mais qu’elle recoupe une géographie plus complexe : certains quartiers pauvres de l’agglomération dionysienne bénéficient malgré tout d’une proximité des services publics, des transports et d’un tissu associatif dynamique qui peut atténuer l’exclusion, tandis que les zones rurales éloignées (Hauts et cirques montagneux) pâtissent d’un isolement plus grand.

Dans les Hauts de l’île en particulier, qui ont longtemps été relégués comme des « arrières-pays » oubliés du développement, les jeunes cumulent plusieurs désavantages : éloignement des lycées d’excellence ou des centres d’information, transport scolaire contraignant, moindre accès aux activités périscolaires enrichissantes, et souvent conditions socio-économiques précaires (fort taux de pauvreté, familles nombreuses). On se souvient qu’historiquement, un vaste plan d’aménagement des Hauts fut lancé dès 1978 pour améliorer les conditions de vie et fixer les populations locales, signe que ces territoires étaient identifiés comme défavorisés. Aujourd’hui encore, malgré les progrès, la topographie accidentée de La Réunion (villages perchés, routes sinueuses) continue de créer un déficit d’accessibilité : l’information sur les études ou les métiers parvient moins facilement « au sommet des montagnes » qu’en ville. Par exemple, un forum d’orientation organisé à Saint-Denis ou Saint-Pierre attirera peu de collégiens de Mafate ou de la Plaine des Cafres, faute de transport ou par manque de familiarité. Ainsi, le lieu de résidence conditionne en partie l’égalité des chances. L’Éducation nationale en est consciente : le projet stratégique académique 2021-2025 de La Réunion souligne qu’il faut tenir compte d’« une île à la géographie accidentée et montagneuse, dont l’isolement géographique réduit les opportunités de mobilité ». Cet isolement intérieur produit un effet comparable à celui observé dans les campagnes métropolitaines : une orientation de proximité. Les familles, ancrées de longue date dans leur territoire, encouragent souvent les jeunes à choisir un métier ou une filière « qui existe pas loin » ou qui garantit un retour rapide sur le marché du travail local. Ce pragmatisme, compréhensible au vu des difficultés économiques, peut brider la capacité à rêver plus grand. Il est révélateur de noter que jadis, les meilleurs élèves réunionnais obtenaient des bourses pour aller poursuivre leurs études en France ; aujourd’hui, même si les aides existent toujours, la proportion de bacheliers partant en mobilité reste limitée par rapport aux besoins de qualification de l’île.

3. Contexte socioculturel : langue, famille et représentations sociales. La société réunionnaise possède des caractéristiques culturelles qui jouent aussi un rôle dans la projection de soi des jeunes. Tout d’abord, la question linguistique : la grande majorité des jeunes Réunionnais ont pour langue maternelle le créole et ne pratiquent le français qu’à l’école. Ce bilinguisme peut être un atout identitaire, mais il a historiquement posé problème dans le rapport à l’école : longtemps, la non-maîtrise initiale du français était source de retard et de complexe pour les élèves créolophones. Même si les politiques éducatives actuelles valorisent le créole en maternelle et primaire, la scolarité reste en français, ce qui peut entamer la confiance en soi de certains enfants des milieux populaires (moins exposés au français à la maison). Des chercheurs ont souligné « la place ambiguë qu’y tient leur langue maternelle, le créole » dans le rapport des jeunes réunionnais à l’école. Un élève peu sûr de son français, ou sentant sa culture en décalage avec celle de l’école, pourra moins aisément se projeter dans de longues études littéraires ou dans des fonctions à responsabilités nécessitant une parfaite aisance linguistique. Vient ensuite le rôle de la famille et du contexte socio-familial. La Réunion est passée en quelques décennies d’une société traditionnelle, patriarcale et multigénérationnelle (grandes fratries, vie communautaire dans les villages) à une société urbaine moderne. Ce basculement rapide signifie que beaucoup de parents d’adolescents actuels ont eux-mêmes connu une scolarisation limitée ou une éducation dans un contexte rural traditionnel. Le rapport à l’orientation de ces parents peut en être affecté : s’ils n’ont pas eu accès aux études, ils manqueront d’informations pour guider leurs enfants, ou pourront se méfier de filières trop abstraites (ils valoriseront par exemple les concours de la fonction publique, gage de stabilité sur l’île, plutôt qu’un diplôme long perçu comme incertain). Par ailleurs, la persistance de conditions socio-économiques difficiles (chômage de masse à 21 %, travail informel, bas revenus) engendre parfois un besoin de soutien familial : ainsi certains jeunes, aînés de famille, se mettent tôt en quête d’un emploi pour aider le foyer au détriment de leurs études, ou bien restent sur l’île pour ne pas « abandonner » leurs proches. Enfin, les représentations sociales de la réussite à La Réunion peuvent diverger de celles de la métropole. Si réussir un parcours universitaire de haut niveau est évidemment valorisé, on valorise aussi le fait de « travailler tout de suite », d’avoir un revenu rapidement. Dans les quartiers populaires urbains ou les zones rurales, les modèles de réussite locaux sont souvent des personnes insérées sans diplôme élevé (un entrepreneur autodidacte, un sportif, un artiste, etc.) ou des métiers visibles (policier, infirmier, enseignant, emplois publics…). De ce fait, l’école n’apparaît pas toujours comme la voie royale aux yeux des jeunes. On observe ainsi un taux de décrochage scolaire encore élevé : 3 100 jeunes réunionnais quittent le système scolaire avant 18 ans chaque année, la plupart du temps dès le collège ou en classe de CAP. Ces sorties précoces concernent souvent des garçons, issus de milieux défavorisés où l’école n’a pas su donner envie de se projeter plus loin. Le poids de la monoparentalité (48 % des mineurs déscolarisés vivent avec leur seule mère) et le chômage des parents (54 % n’ont aucun parent en emploi) accentuent la difficulté à imaginer un futur scolaire prolongé. Néanmoins, il ne faut pas noircir excessivement le tableau : l’académie de La Réunion a accompli d’importants progrès en matière de réussite éducative ces dernières décennies. Les écarts de réussite au baccalauréat entre catégories sociales se sont réduits, et les filles réussissent particulièrement bien, surpassant les garçons en français de 13 points au brevet (ce qui montre que le genre croise aussi la variable territoriale dans les inégalités). Ces progrès indiquent une élévation générale des aspirations dans la jeunesse réunionnaise d’aujourd’hui, y compris dans les milieux modestes. Le défi consiste à ce que cette aspiration soit la même pour tous les territoires de l’île.

En somme, La Réunion est un territoire aux multiples visages : insulaire et tourné vers l’extérieur, mais dont une partie de la jeunesse peine à imaginer un avenir hors de ses frontières ; doté d’institutions éducatives performantes, mais avec une répartition inégale des ressources sur le terrain ; fort d’une culture riche et bilingue, mais confronté au défi d’arrimer cette identité locale aux exigences de la réussite scolaire nationale. Ces spécificités conditionnent largement la projection de soi des jeunes Réunionnais, et appellent des réponses politiques adaptées.

Politiques publiques d’orientation : dispositifs, limites et effets sur la projection des jeunes

Face à ces constats, les pouvoirs publics – État, Région, Département, communes – ont développé divers dispositifs d’orientation et d’accompagnement des jeunes à La Réunion. L’enjeu est de garantir à tous un droit effectif à l’orientation, comme le souligne Claire Hédon (Défenseure des droits), c’est-à-dire la possibilité pour chaque élève de choisir et non de subir son parcours. Nous examinons ici de manière critique ces politiques, en distinguant les mesures nationales (applicables sur tout le territoire) et les initiatives spécifiques ou renforcées localement, puis en évaluant leur impact réel sur la capacité des jeunes Réunionnais à se projeter dans l’avenir.

1. Dispositifs nationaux applicables à La Réunion. La politique d’orientation scolaire en France a connu ces dernières années plusieurs réformes et programmes, dont La Réunion bénéficie au même titre que les académies métropolitaines. On peut citer notamment :

  • Le Service Public Régional de l’Orientation (SPRO) : créé par la loi de 2014, il confie aux Régions la coordination de l’information et du conseil en orientation tout au long de la vie. À La Réunion, le SPRO se traduit par la mise en place d’un réseau d’acteurs (missions locales, CIO – Centres d’information et d’orientation –, structures associatives d’insertion, etc.) visant à offrir à chaque public, et notamment aux jeunes, une information gratuite, complète et objective sur les formations et métiers. L’idée est bonne sur le papier, mais dans les faits, le Défenseur des droits relève une « organisation morcelée et peu lisible » de l’orientation entre l’État (Education nationale) et la Région. Cette confusion de compétences à La Réunion, comme ailleurs, nuit à l’efficacité : un élève et sa famille ne savent pas toujours vers qui se tourner (professeurs principaux, psychologues de l’éducation nationale, conseillers mission locale, etc.), d’autant plus que les ressources humaines dédiées sont insuffisantes (trop peu de psychologues de l’Éducation nationale pour tous les élèves). Sur ce point, l’insularité complique la donne : les formations des personnels à l’orientation, les échanges de bonnes pratiques circulent moins jusqu’à La Réunion, et les postes de conseillers peuvent être difficiles à pourvoir en raison de l’éloignement.
  • L’Éducation prioritaire et les dispositifs “égalité des chances” : plus de la moitié des élèves réunionnais étant en éducation prioritaire, les politiques qui y sont liées (dédoublement des classes de CP/CE1, moyens supplémentaires, internats d’excellence…) s’appliquent largement. En matière d’orientation, un programme phare du ministère est celui des Cordées de la réussite. Relancées en 2020-2021, les Cordées de la réussite visent explicitement à « lutter contre l’autocensure des élèves » des milieux modestes, en leur proposant un accompagnement dès la classe de 4ème jusqu’au lycée. Concrètement, cela consiste en du tutorat par des étudiants ou des professionnels, des sorties culturelles et d’immersion (visites d’universités, d’entreprises), un travail sur la confiance en soi et l’ouverture des possibles. À La Réunion, plusieurs collèges et lycées sont « encordés » avec des établissements de l’enseignement supérieur local (par exemple, l’Université de La Réunion, des écoles d’ingénieurs en métropole via le réseau, etc.). Ce dispositif a montré des effets positifs sur la motivation et l’ambition scolaire des élèves participants : il contribue à élargir leurs perspectives en leur faisant découvrir des environnements nouveaux et en leur fournissant des mentors. Néanmoins, son impact reste limité en volume (quelques centaines d’élèves sur des dizaines de milliers dans l’académie) et dans la durée (il faudrait un suivi sur plusieurs années pour consolider les acquis en termes de projection). De plus, géographiquement, les Cordées touchent plus facilement les élèves des zones urbaines (là où sont implantés les lycées partenaires) que ceux des campagnes enclavées, malgré des efforts pour inclure des établissements de tous les secteurs.
  • Les outils numériques d’orientation (Parcoursup, Folios) : La transition numérique de l’orientation a été accélérée ces dernières années. La plateforme Parcoursup, désormais passage obligé pour l’accès à l’enseignement supérieur, est la même pour les lycéens de métropole et d’outre-mer. En théorie, elle offre à chacun une procédure unique et transparente. En pratique, toutefois, elle a pu accentuer certaines inégalités : le Défenseur des droits note que la « numérisation croissante des démarches d’orientation renforce les inégalités entre élèves selon leurs ressources et leur environnement familial ». À La Réunion, cela se vérifie : un élève disposant d’un ordinateur personnel, soutenu par des parents capables de naviguer sur la plateforme, optimisera mieux ses vœux qu’un élève peu outillé. De même, les dates des phases d’admission (en été austral) ne coïncident pas toujours avec le calendrier local, ce qui peut perturber les élèves en vacances scolaires. Par ailleurs, Parcoursup favorise les candidats mobiles (puisqu’il faut souvent accepter une formation hors de son académie d’origine) : les lycéens réunionnais les plus réticents à quitter l’île se restreignent parfois à des vœux locaux, moins nombreux, et risquent donc davantage de se retrouver sans affectation ou dans une filière par défaut. D’autres outils comme Folios (portefeuille d’orientation en ligne) ou Horizons 21 (découverte interactive des spécialités du bac) sont déployés, mais leur appropriation dépend de chaque établissement et professeur. Dans l’ensemble, la fracture numérique et informationnelle reste un enjeu : les acteurs de terrain signalent que dans les quartiers ou villages reculés, de nombreux jeunes n’ont pas pleinement conscience des possibilités d’orientation qui s’offrent à eux, ou n’ont pas les codes pour y accéder.
  • Les dispositifs d’insertion professionnelle des décrocheurs : Bien que touchant les jeunes après la scolarité, ces programmes méritent mention car ils influent sur la reconstruction de la projection de soi pour ceux qui ont décroché. La Garantie jeunes (intégrée depuis 2022 dans le Contrat d’Engagement Jeune) a ciblé à La Réunion des milliers de NEET en leur offrant un accompagnement intensif et une allocation, avec des résultats contrastés. Des expérimentations locales, soutenues par le Fonds d’expérimentation pour la jeunesse (FEJ), ont eu lieu pour remobiliser les 16-25 ans éloignés de l’école : par exemple, le projet “Vers une jeunesse émancipée et mobile” (JEM) de l’association ADESIR, ou “Cinékour Cités” autour du cinéma. Ces actions innovantes (ateliers de développement de compétences sociales, projets culturels, etc.) ont montré un impact notable sur la confiance en soi et les capacités relationnelles des participants – des prérequis pour que ces jeunes puissent à nouveau se projeter dans un parcours. Toutefois, leur efficacité sur l’insertion concrète est restée limitée, en raison de freins structurels (manque de formations qualifiantes accessibles, marché de l’emploi atone). Cela souligne que l’aval de l’orientation – c’est-à-dire la perspective d’emploi local – pèse dans la motivation initiale : de nombreux jeunes réunionnais savent qu’obtenir un diplôme ne garantit pas un travail sur l’île, ce qui peut entamer le sens qu’ils donnent à l’effort scolaire. Sans perspectives économiques élargies, les politiques d’orientation risquent de “pousser” des jeunes vers des qualifications qui se solderont par du chômage, ce qui entretient une forme de fatalisme.

2. Initiatives et politiques spécifiques à La Réunion. Outre l’application locale des dispositifs nationaux, les collectivités réunionnaises et l’État déconcentré ont mis en œuvre des actions ciblées pour répondre aux réalités du terrain. Quelques exemples illustrent ces politiques publiques d’orientation adaptées :

  • Renforcement de l’information de proximité : Conscients des difficultés d’accès dans certains secteurs, les acteurs ont développé des démarches d’“aller-vers” en matière d’orientation. Par exemple, des bus de l’orientation ou forums itinérants sont organisés périodiquement, qui se déplacent dans les communes rurales et les quartiers périphériques pour rencontrer les jeunes et leurs familles. L’objectif est de présenter les filières, les métiers qui recrutent, les dispositifs d’aide, directement au pied des immeubles ou au cœur des villages. Cette approche, recommandée d’ailleurs par le Défenseur des droits, a montré son utilité pour toucher un public qui ne fréquente pas spontanément les CIO ou les salons en ville. Néanmoins, elle reste ponctuelle et dépend des financements disponibles.
  • Accompagnement personnalisé des élèves réunionnais méritants : La mobilité des talents est un enjeu suivi de près par les autorités locales. Depuis des années, le Département et la Région attribuent des bourses de mobilité pour les étudiants admis dans des formations hors de La Réunion (aides au transport, à l’installation). Plus récemment, des partenariats avec des établissements prestigieux de métropole ont été noués pour repérer et accompagner très tôt les élèves à haut potentiel issus de milieux modestes. Par exemple, un accord avec Sciences Po Paris permet à des lycéens de l’île de bénéficier du programme Convention Éducation Prioritaire (CEP), ouvrant une voie d’admission spécifique et un tutorat. De même, l’Académie promeut la participation des élèves aux concours nationaux d’excellence (Olympiades scientifiques, concours général) pour stimuler l’ambition. Si ces mesures bénéficient à une minorité d’élèves, elles ont un effet d’entrainement symbolique : voir des “enfants du pays” intégrer de grandes écoles en métropole peut servir de modèle et changer les représentations collectives sur ce qui est possible ou non.
  • Adaptation des politiques d’orientation nationale aux réalités ultramarines : La Réunion a parfois obtenu des dérogations ou aménagements. Par exemple, pour Parcoursup, une priorité géographique a été instaurée pour certaines filières locales afin que les lycéens réunionnais ne soient pas évincés par la concurrence nationale dans leur propre université. Par ailleurs, l’État a lancé en 2019 un plan spécifique appelé « 1 jeune 1 solution – plan PETREL » (Plan pour l’Emploi des TErritoires Ruraux Et en difficulté de La Réunion), qui vise notamment à améliorer l’insertion des jeunes des Hauts et de l’Est via la formation professionnelle et l’apprentissage. Ce plan reconnaît implicitement que l’orientation scolaire classique doit être complétée par un accompagnement vers des filières professionnelles adaptées aux besoins locaux (agroalimentaire, économie bleue, métiers du tourisme et de l’environnement, etc.), afin de donner des perspectives aux jeunes dans leur territoire de vie. L’articulation entre l’école et ces plans d’emploi reste toutefois à parfaire.
  • Actions éducatives culturelles et valorisation de l’identité : Enfin, mentionnons des initiatives moins formelles mais importantes pour la projection de soi. Des associations et collectivités organisent des actions pour valoriser la culture réunionnaise dans le parcours des jeunes (ateliers en langue créole, projets artistiques locaux, etc.). L’objectif est de renforcer l’estime de soi des jeunes en affirmant que leur identité peut être un atout et non un frein dans la réussite. Un jeune plus sûr de sa valeur culturelle aura davantage confiance pour s’affirmer dans le monde étudiant ou professionnel en dehors de son milieu d’origine.

3. Analyse critique : impact réel et limites. Malgré cette panoplie de dispositifs, les inégalités de projection de soi en fonction du territoire persistent à La Réunion. Plusieurs limites expliquent le décalage entre l’affichage des politiques et la réalité du terrain :

  • Une portée insuffisante des dispositifs sur l’orientation “subie”. Nombre de mesures se concentrent sur l’information et l’accompagnement, ce qui est nécessaire, mais ne suffit pas à transformer en profondeur les aspirations. Par exemple, le droit au conseil en orientation existe dans les textes, mais encore faut-il que chaque élève en bénéficie réellement. En pratique, beaucoup de collégiens et lycéens réunionnais, notamment en milieu rural ou en lycée professionnel, reçoivent peu de conseils individualisés faute de moyens humains. Les heures dédiées à l’orientation ne sont toujours pas banalisées dans l’emploi du temps, et souvent ce sont les professeurs principaux – non formés spécifiquement – qui font de leur mieux. Le rapport du Défenseur des droits dénonce à ce titre une mise en œuvre inégale des étapes clés du parcours d’orientation (stages de 3ème obtenus plus difficilement par les élèves des milieux défavorisés, conseils de classe biaisés, etc.). À La Réunion, ces dysfonctionnements peuvent être aggravés par l’éloignement : trouver un stage de 3ème pertinent est quasi impossible dans certains villages (faute d’entreprises ou de structures d’accueil), et l’école n’a pas toujours les ressources pour compenser (bien que des “pôles de stages” académiques aient été créés). Ainsi, beaucoup de jeunes n’ont qu’une découverte très limitée des métiers, ce qui réduit d’autant leur capacité à se projeter dans un projet motivant.
  • Le poids des stéréotypes et biais non résolus. Les politiques actuelles ciblent peu explicitement les biais sociaux ou territoriaux des pratiques d’orientation. On parle beaucoup (et à juste titre) des inégalités de genre dans l’orientation – La Réunion y est également confrontée, avec des filles sous-représentées dans les filières scientifiques et techniques, ce qui est un enjeu important. En revanche, on traite moins ouvertement la question des discriminations territoriales ou d’origine. Le Défenseur des droits mentionne pourtant des comportements empreints de stéréotypes pouvant orienter de manière biaisée les élèves d’origine modeste ou ultramarine vers les filières les moins prestigieuses. Il arrive en effet que des acteurs éducatifs, même animés de bonnes intentions, “brident” inconsciemment les ambitions d’un jeune de quartier prioritaire ou de la campagne, en présumant de ses difficultés d’adaptation dans une filière sélective. Sans formation adéquate des enseignants et conseillers à ces enjeux, ces biais perdurent. Or, aucune campagne d’ampleur n’a été menée à La Réunion pour former les équipes pédagogiques à la lutte contre les préjugés socio-territoriaux (bien que la formation à l’égalité des chances progresse). De même, les attentes différenciées selon les établissements, soulignées par van Zanten (avec des lycées “qui y croient” et d’autres non), restent un sujet peu abordé. L’Académie affiche l’objectif que « tous les élèves de La Réunion, quel que soit leur secteur géographique d’habitation […] bénéficient des mêmes opportunités », mais dans les faits, l’investissement des équipes dans l’orientation varie encore du simple au double selon les contextes. Cette hétérogénéité atténue l’impact global des politiques.
  • Des problèmes structurels non résolus : offre locale de formation et emploi. Enfin, la critique majeure tient à ce que les politiques d’orientation ne peuvent abolir d’elles-mêmes les contraintes structurelles du territoire. On peut motiver un élève des Hauts à devenir ingénieur, mais s’il n’y a qu’une classe préparatoire à 80 km de chez lui et que sa famille n’a pas de solution de logement proche, l’obstacle demeure. De même, on peut inciter un bachelier professionnel du Sud sauvage à poursuivre en BTS, mais si aucun BTS de son secteur n’existe localement, il devra partir ou renoncer. L’équilibrage de l’offre de formation sur le territoire avance lentement : la création de nouveaux BTS ou licences professionnelles dans les différents bassins (Nord, Sud, Est, Ouest) progresse, mais avec retard. Quant au marché du travail, tant que le chômage restera aussi élevé (aux alentours de 30 % chez les jeunes actifs) et que l’économie locale offrira si peu de débouchés qualifiés, de nombreux jeunes continueront à percevoir l’investissement scolaire comme un pari risqué. Certains dispositifs comme les Campus des métiers et des qualifications visent à rapprocher formation et emploi local (par exemple, un Campus dédié aux métiers du tourisme tropical a vu le jour), mais ces initiatives sectorielles ne répondent qu’à une partie du problème. En clair, l’horizon bouché de l’emploi à La Réunion pèse sur l’horizon scolaire : il est difficile pour un jeune de se projeter positivement quand il voit autour de lui tant de diplômés au chômage ou contraints d’émigrer. Les politiques publiques gagneraient à intégrer cette dimension en travaillant de concert sur l’orientation et sur la création d’opportunités locales (soutien à l’entrepreneuriat des jeunes, valorisation des compétences ultramarines dans la fonction publique nationale pour faciliter leur recrutement, etc.).

En bilan de cette analyse critique, on constate que les politiques d’orientation, bien qu’indispensables et en évolution, n’ont pas encore pleinement corrigé les inégalités de projection de soi liées au territoire à La Réunion. Des avancées existent – la prise de conscience est réelle, et des recommandations ont été formulées, par exemple la nécessité de « lever la contrainte territoriale en développant une offre de formation équilibrée à travers les territoires, et déployer des dispositifs d’aller-vers en matière d’information et d’orientation ». Il reste à traduire ces recommandations en actes concrets, soutenus dans la durée.

Conclusion : leviers d’action pour une orientation plus équitable et émancipatrice

Le diagnostic est clair : à La Réunion, le lieu où grandit un jeune – qu’il s’agisse d’un quartier urbain prioritaire, d’un village des Hauts ou d’une commune isolée de l’Est – influence encore fortement sa capacité à se projeter dans l’avenir et à choisir son orientation scolaire en toute liberté. Ces inégalités dans la projection de soi creusent des écarts de destin qui s’ajoutent aux inégalités sociales. Pourtant, l’orientation scolaire devrait être un levier d’égalité des chances et d’émancipation personnelle, permettant à chacun de réaliser son potentiel indépendamment de son origine. Comment y parvenir ? Pour conclure, nous formulons plusieurs pistes d’action concrètes à destination des décideurs publics et des acteurs éducatifs :

  • Renforcer la présence de l’orientation dans tous les établissements et tous les territoires : Il est impératif de doter chaque collège et lycée, y compris les plus petits en zone rurale, d’un bureau de l’orientation avec du personnel formé, comme le préconise la Défenseure des droits. Des psychologues de l’éducation et conseillers d’orientation itinérants pourraient intervenir régulièrement dans les établissements des Hauts et de l’Est, afin d’offrir aux élèves de ces zones le même niveau de conseil qu’ailleurs. Parallèlement, intégrer officiellement dans les emplois du temps des heures dédiées à l’orientation pour tous les élèves (dès la classe de quatrième) garantirait un temps long pour réfléchir au projet d’avenir, en particulier pour ceux qui n’en discutent pas en famille.
  • Développer l’« aller-vers »** et l’accès à l’information pour les publics éloignés :** Il faut poursuivre et amplifier les opérations délocalisées : organiser des salons de l’orientation dans chaque micro-région (pas seulement à Saint-Denis), utiliser les mairies, médiathèques et maisons de services comme relais d’information scolaire. Le numérique doit être mis à profit : créer un portail régional d’orientation très accessible, adapté aux smartphones, en français et en créole, présentant les témoignages de jeunes Réunionnais ayant réussi dans diverses filières, pourrait donner des idées et des modèles d’identification aux élèves. De même, investir dans la réduction de la fracture numérique (aider chaque lycéen à disposer d’une connexion et d’un terminal pour Parcoursup, via un partenariat avec la Région) est une mesure concrète pour l’égalité.
  • Valoriser la mobilité et l’ouverture tout en accompagnant les familles : Plutôt que de subir le départ des jeunes talents, il convient de l’encourager de manière sécurisée. Augmenter les bourses de mobilité et les dispositifs d’échange (par exemple étendre le programme d’immersion d’un trimestre en métropole pour les lycéens) aidera les jeunes à se projeter au-delà de l’île. Il faudrait aussi travailler avec les familles : organiser des réunions d’information parents-élèves spécifiques dans les zones rurales pour expliquer les opportunités d’études supérieures, les aides financières disponibles, et rassurer sur les craintes (logement, transport, etc.). Une idée serait de créer un réseau d’“ambassadeurs” : des étudiants ou diplômés réunionnais partis en métropole qui viendraient témoigner dans les écoles de leur parcours et maintiendraient un lien (mentorat) avec les jeunes intéressés à suivre leurs pas.
  • Adapter encore davantage l’offre locale de formation et les passerelles : Pour réduire l’autocensure territoriale, il faut rapprocher autant que possible la formation du domicile. Cela peut passer par la création de “salles connectées” universitaires dans les villes secondaires (permettant de suivre à distance certains cours), le développement de formations en alternance avec des entreprises locales pour garder les jeunes sur place tout en se qualifiant, ou l’ouverture de sections de techniciens supérieurs (BTS) et de classes prépas dans les lycées de périphérie. De plus, garantir la possibilité de se réorienter facilement sans perdre d’années est crucial : ouvrir plus de passerelles entre lycée général, technologique et professionnel (comme le recommande la Défenseure) permettrait aux élèves de rectifier leur trajectoire s’ils ont fait un choix par défaut en troisième. Cette flexibilité encouragera à tenter des parcours plus ambitieux, en sachant qu’il existe un filet de sécurité.
  • Former et sensibiliser les acteurs éducatifs aux biais territoriaux et sociaux : Il est indispensable d’inclure dans la formation continue des enseignants et conseillers à La Réunion un module sur les déterminants sociaux de l’orientation, les stéréotypes (de genre, d’origine, de territoire) et comment les combattre. Les chefs d’établissement devraient être encouragés à faire de l’orientation une priorité partagée par toute l’équipe, y compris en zone difficile. Un enseignement tiré des recherches (cf. van Zanten) est qu’il faut développer une culture de l’ambition même dans les établissements “moins favorisés”. Cela peut passer par des objectifs fixés dans les projets d’établissement, par des échanges de bonnes pratiques entre lycées, etc. En somme, diffuser l’idée que « l’excellence pour tous » s’applique aussi aux enfants des écarts.
  • Impliquer la communauté locale et valoriser le capital culturel réunionnais : Enfin, redonner aux jeunes l’estime de soi et l’envie de se projeter passe aussi par le développement social et culturel de leur environnement. Soutenir les associations de jeunesse, les projets citoyens dans les quartiers, les activités sportives ou artistiques, c’est offrir des occasions aux jeunes de se découvrir des talents et de prendre confiance. L’École pourrait renforcer les projets pédagogiques liant culture locale et ambition scolaire : par exemple, des travaux interdisciplinaires sur l’histoire de La Réunion, montrant les réussites de personnalités réunionnaises (scientifiques, artistes, entrepreneurs) comme modèles d’identification. La langue créole pourrait être valorisée comme vecteur d’apprentissage et non plus perçue comme un handicap, afin que les élèves créolophones sentent que leur bagage linguistique et identitaire est reconnu : un élève fier de sa double culture sera plus à même de s’affirmer dans ses études.

En conclusion, garantir à chaque jeune réunionnais, qu’il vienne d’un quartier de Saint-Denis ou d’un îlet des Hauts, la capacité de se projeter librement et positivement dans son orientation est un défi ambitieux mais essentiel. Cela nécessite une action cohérente, articulant l’école, la famille, le territoire et l’économie. Au-delà des dispositifs techniques, c’est un véritable changement de paradigme qu’il faut opérer : considérer l’orientation non comme un tri ou une formalité, mais comme un droit fondamental de l’enfant lié à son épanouissement futur. Comme l’affirme Claire Hédon, « Pour que l’école reste un levier d’émancipation et permette la réussite de toutes et tous, elle doit garantir à chaque élève la possibilité de choisir et non de subir son orientation ». À La Réunion, plus qu’ailleurs, cet impératif républicain prend tout son sens. Il en va de la cohésion sociale de l’île, de la confiance des jeunes dans les institutions, et de l’avenir d’un territoire qui regorge de talents ne demandant qu’à éclore si on leur en donne les moyens. Les pistes évoquées – de la présence accrue de conseillers dans les Hauts à la levée des freins matériels à la mobilité – constituent autant de leviers d’action pour que, demain, la projection de soi d’un jeune réunionnais ne soit plus conditionnée par son code postal de naissance, mais seulement par ses passions, ses efforts et ses rêves.

Sources : Sociologie de l’éducation et de l’orientation (A. van Zanten, P. Champollion et al.), rapports officiels (Défenseur des droits, Rectorat de La Réunion), données INSEE sur la jeunesse réunionnaise, et textes de loi et dispositifs publics d’orientation. Les informations citées proviennent notamment des références suivantes : Défenseur des droits (2025), Champollion (2013), Van Zanten (2018), INSEE Réunion (2022-2023), Académie de La Réunion, et divers dispositifs ministériels. Ces sources convergent pour éclairer la problématique des inégalités territoriales d’orientation à La Réunion et alimenter les propositions avancées ici.